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taverne de faubourg, où il demande à déjeuner. « Que .<< voulez-vous? lui dit l'hôte. J'ai de reste d'un grand << festin qui s'est donné hier chez moi des poulets de « grain, des perdreaux de Léon, des pigeonneaux de << la Castille vieille, et plus de la moitié d'un jambon « d'Estramadure. En voilà plus qu'il ne nous en <«<faut, dit le conducteur des vestales. Mesdames, que << souhaitez-vous? Ce qu'il vous plaira, répondent<«<elles; nous n'avons point d'autre goût que le vôtre. » «Là-dessus le bourgeois commande qu'on serve << deux perdreaux et deux poulets froids, et qu'on <«<lui donne une chambre particulière, attendu qu'il <<< est avec des dames très-délicates sur les bienséances.

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<< On le fait entrer lui et sa compagnie dans un cabinet écarté, où un moment après on leur apporte le plat ordonné, avec du pain et du vin. Nos Lucrèces, comme dames de haut appétit, se jettent avidement sur les viandes, tandis que le benêt qui devait payer l'écot s'amuse à contempler sa Luisita : c'est le nom de la beauté dont il était épris; il admire ses blanches mains, où brillait une grosse bague qu'elle a gagnée en la courant; il lui prodigue les noms d'étoile et de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir' fait une si bonne rencontre. Il demande à sa déesse si elle est mariée; elle répond que non, mais qu'elle est sous la conduite d'un frère: si elle eût ajouté « du côté d'Adam », elle aurait dit la vérité.

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« Cependant les deux harpies, non-seulement dévoraient chacune un poulet, mais buvaient encore à proportion qu'elles mangeaient. Bientôt le vin manque : le galant en va chercher lui-même pour en avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinte, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut rien davantage. « Qu'on nous donne, dit«< elle, de ces pigeonneaux dont l'hôte nous a parlé, << pourvu qu'ils soient excellents; autrement un morx ceau de jambon d'Estramadure suffira. » Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent à becqueter; et tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche.

« Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l'amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les marques qu'il attendait de sa reconnaissance; la dame a refusé de contenter ses désirs; mais elle l'a flatté de quelque espérance, en lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce

n'était pas dans un cabaret qu'elle voulait reconnaître le plaisir qu'il lui avait fait puis, entendant sonner une heure après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne : « Ah! ma chère Jacinte, que nous « sommes malheureuses! nous ne trouverons plus de << places pour voir les taureaux.

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Pardonnez-moi, a répondu Jacinte ; ce cavalier

<< n'a qu'à nous remener où il nous a si poliment abor« dées, et ne vous mettez pas en peine du reste. »

<< Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hôte, qui a fait monter la dépense à cinquante réales. Le bourgeois a mis la main à la bourse ; mais, n'y trouvant que trente réales, il a été obligé de laisser en gage pour le reste son rosaire chargé de médailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et les a placées commodément sur un échafaud dont le maître, qui est de sa connaissance, lui a fait crédit.

« Elles ne sont pas plus tôt assises, qu'elles demandent des rafraîchissements : « Je meurs de soif, s'écrie << l'une; le jambon m'a furieusement altérée. Et « moi de même, dit l'autre ; je boirais bien de la << limonade. » Patrice, qui n'entend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il s'arrête en chemin, et se dit à luimême : « Où vas-tu, insensé? ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans ta maison?

et

«<tu n'as pas seulement un maravedi. Que ferai-je ? <«< ajouta-t-il; retourner vers la dame sans lui porter

« ce qu'elle désire, il n'y a pas d'apparence; d'un autre « côté, faut-il que j'abandonne une entreprise si « avancée ? je ne puis m'y résoudre. »

« Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs un de ses amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que par fierté il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en cette occasion. Ille joint avec empressement et lui emprunte une double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un limonadier, d'où il fait porter à ses princesses tant d'eaux glacées, tant de biscuits et de confitures sèches, que le doublon suffit à peine à cette nouvelle dépense.

« Enfin la fête finit avec le jour, et notre homme va conduire sa dame chez elle, dans l'espérance d'en tirer un bon parti. Mais lorsqu'ils sont devant une maison où elle dit qu'elle demeure, il en sort une espèce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation: « Hé! d'où venez-vous à l'heure << qu'il est ? il y a deux heures que le seigneur don « Gaspard Héridor, votre frère, vous attend en jurant «< comme un possédé. » Alors la sœur, feignant d'être effrayée, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui serrant la main : « Mon frère est un homme d'une << violence épouvantable; mais sa colère ne dure pas;

LE DIABLE BOITEUX

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<< tenez-vous dans la rue et ne vous impatientez point: <«< nous allons l'apaiser; et comme il va tous les soirs << souper en ville, d'abord qu'il sera sorti, Jacinte vien<< dra vous en avertir, et vous introduira dans la maison.>>

« Le bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la main de Luisita, qui lui fait quelques caresses pour le laisser sur la bonne bouche; puis clle entre dans la maison avec Jacinte et la servante. Patrice, demeuré dans la rue, prend patience : il s'assied sur une borne à deux pas de la porte, et passe un temps considérable, sans s'imaginer qu'on puisse avoir dessein de se jouer de lui: il s'étonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, et craint que ce maudit frère n'aille pas souper en ville.

<< Cependant il entend sonner dix, onze heures, minuit alors il commence à perdre une partie de sa confiance, et à douter de la bonne foi de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre et suit à tâtons une allée obscure, au milieu de laquelle il rencontre un escalier : il n'ose monter; mais il écoute attentivement, et son oreille est frappée du concert discordant que peuvent faire ensemble un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il juge enfin qu'on l'a trompé; et ce qui achève de l'en persuader, c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allée, il s'est trouvé dans une autre rue que celle où il a si longtemps fait le pied de grue.

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