il tourne les yeux, il lui prend des élans de volupté. Il y a deux jours qu'en passant dans la rue d'Alcala, devant la boutique d'un cordonnier de femmes, il s'arrêta tout court pour regarder une petite pantoufle qu'il y aperçut : après l'avoir considérée avec plus d'attention qu'elle n'en méritait, il dit d'un air pâmé à un cavalier qui l'accompagnait : « Ah! mon ami, voilà ◄ une pantoufle qui m'enchante l'imagination! Que le pied pour lequel on l'a faite doit être mignon! je prends trop de plaisir à la voir; éloignons-nous a promptement: il y a du péril à passer par ici. » Il faut marquer de noir ce bachelier-là, dit Léandro Perez. C'est juger sainement de lui, reprit le diable, et l'on ne doit pas non plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur qui, parce qu'il a un équipage, rougit de honte quand il est obligé de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licencié de ses parents qui possède une dignité d'un grand revenu dans une église de Madrid, et qui va presque toujours en carrosse de louage, pour en ménager deux fort propres et quatre belles mules qu'il a chez lui. « Je découvre dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier un homme à qui l'on ne peut sans injustice refuser une place parmi les fous. C'est un cavalier de soixante ans qui fait l'amour à une jeune femme : il la voit tous les jours, et croit lui plaire en l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours: il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir autrefois été aimable. << Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous, un comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d'Espagne : ce vieux seigneur est dans son quatorzième lustre; il a brillé dans ses belles années à la cour de son roi : tout le monde y admirait jadis sa taille, son air galant; et l'on était surtout charmé du goût qu'il y avait dans la manière dont il s'habillait. Il a conservé tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dépit de la mode qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les mêmes grâces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse. - Il n'y a point à hésiter, dit don Cléfoas; plaçons ce seigneur français parmi les personnes qui sont dignes d'être pensionnaires dans la casa de los locos. J'y retiens une loge, reprit le démon, pour une dame qui demeure dans un grenier à côté de l'hôtel du comte: c'est une vieille veuve qui, par excès de tendresse pour ses enfants, a eu la bonté de leur faire une donation de tous ses biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants sont obligés de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand soin de ne lui pas payer. « J'y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne LE DIABLE BOITEUX. 11 famille, lequel n'a pas plus tôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d'espèces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier à un valet dé chambre qui la recherchait. « Tu << as donc d'autre argent? lui dit-il; car où diable est << le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour << trente pistoles? - Hé! mais, répondit-elle, j'ai en« core, outre cela, deux cents ducats. Deux cents <«<< ducats! répliqua-t-il avec émotion; malpeste! Tu n'as qu'à me les donner à moi : je t'épouse, et nous voilà « quitte à quitte. » Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme. << Retenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de souper en ville, et qui rentrent dans et hôtel à main droite, où elles font leur résidence. 'un est un comte qui se pique d'aimer les belles-lettres; l'autre est son frère le licencié, et le troisième un bel esprit attaché à eux. Ils ne se quittent presque point ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a soin que de se louer; son frère le loue et se loue aussi lui-même ; mais le hel esprit est chargé de trois soins de les louer tous deux, et de mêler ses louanges avec les leurs. : << Encore deux places : l'une pour un vieux bourgeois fleuriste qui, n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une jardinière, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans son jardin; l'autre pour un histrion qui, plaignant les désagréments attachés à la vie comique, disait l'autre jour à quelques-uns de ses camarades: « Ma foi, mes amis, je suis bien dé<< goûté de la profession : qui, j'aimerais mieux n'être « qu'un petit gentilhomme de campagne de mille ducats de rente. » « De quelque côté que je tourne la vue, continua l'esprit, je ne découvre que des cerveaux malades.. J'aperçois un chevalier de Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets avec la fille d'un grand, qu'ils se croit de niveau avec les premières personnes de la cour. Il ressemble à Villius, qui s'imaginait être gendre de Sylla parce qu'il était bien avec la fille de ce dictateur : cette comparaison est d'autant plus juste, que ce chevalier a, comme le Romain, un Longazenus, c'est-à-dire un rival de néant, qui est. encore plus favorisé que lui. << On dirait que les mêmes hommes renaissent de temps en temps sous de nouveaux traits. Je reconnais. dans ce commis le ministre Bollanus, qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visière à. tous ceux dont l'abord lui était désagréable. Je revois. dans ce vieux président Fufidius, qui prêtait son argent à cinq pour cent par mois; et Marsœus, qui donna sa maison paternelle à la comédienne Origo, revit dans ce garçon de famille, qui mange avec une femme de théâtre une maison de campagne qu'il a près de l'Escurial. >> Asmodée allait poursuivre; mais comme il entendit tout à coup accorder des instruments de musique, il s'arrêta, et dit à don Cléofas : « Il y a au bout de cette rue des musiciens qui vont donner une sérénade à la fille d'un alcalde de corte: si vous voulez voir cette fête de près, vous n'avez qu'à parler. J'aime fort ces sortes de concerts, répondit Zambullo; approchonsnous de ces symphonistes: peut-être y a-t-il des voix parmi eux. » Il n'eut pas achevé ces mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcalde. Les joueurs d'instruments jouèrent d'abord quelques airs italiens, après quoi deux chanteurs chantèrent alternativement les couplets suivants. 1er COUPLET. Si de tu hermosura quieres (Si vous voulez une copie de vos grâces et de votre beauté, coutez-moi, car je prétends en faire_leportrait.) |