LE DIABLE BOITEUX. sa chaloupe allait joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible de sentir une plus vive doulour que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora, animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations; tout le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point, dans la cour de Sparte, une si grande consternation. >> CHAPITRE XIV Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique. L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit : « Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire. » Le démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette satisfaction de la manière suivante :: « Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-il, sont deux auteurs français ; et les gens qui les séparent sont deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des comédies. Le premier,, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France,, est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition, a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune. « Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux qui s'est fait, en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait d'un profond sommeil. • Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui a dit en entrant: Tombez, mon ami, tombez à mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter << des vers...Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon « lui-même qui me les a dictés : si j'étais à Paris, j'i<< rais les lire aujourd'hui de maison en maison; j'at<< tends qu'il soit jour pour aller charmer monsieur << notre ambassadeur aussi bien que tous les Français « qui sont à Madrid. Avant que je les montre à per<< sonne, je veux vous les réciter. Je vous remercie de la préférence, a répondu << l'auteur comique en bâillant de toute sa force: ce qu'il << y a de fâcheux, c'est que vous prenez un peu mal << votre temps; je me suis couché fort tard, le som<< meil m'accable, et je ne réponds pas que j'entende << sans me rendormir tous les vers que vous avez à me « dire. Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le poëte << tragique quand vous seriez mort, la scène que je « viens de composer serait capable de vous rappeler à << la vie. Ma versification n'est point un assemblage de << sentiments communs et d'expressions triviales que la «rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui << émeut le cœur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces << poétereaux dont les pitoyables nouveautés ne font que << passer sur la scène comme des ombres, et vont à « Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être « consacrées avec ma statue dans la bibliothèque << latine, ont encore la foule après trente représenta«tions; mais venons aux vers dont je veux vous donner << l'étrenne. « Voici ma tragédie : La mort de Patrocle. « Scène première. Briseïde et les autres captives « d'Achille paraissent elles s'arrachent les cheveux << et se frappent le sein, pour témoigner la douleur « qu'elles ont de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent << pas même se soutenir; abattues par leur désespoir, « elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz « que cela est un peu hasardé : mais c'est ce que je «< cherche. Que les petits génies se tiennent dans les << bornes étroites de l'imitation, sans oser les franchir, << à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur << timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, << pour émouvoir et ravir les spectateurs, il faut leur << présenter des images auxquelles ils ne s'attendent << point. « Les captives sont donc couchées par terre. Phénix, « gouverneur d'Achille, est avec elles : il les aide à se << relever l'une après l'autre. Ensuite il commence la << protase par ces vers: Priam va perdre Hector et sa superbe ville; Le fier Agamemnon, le divin Camelus, Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus, Léonte de la pique adroit à l'exercice, Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse; Achille s'y prépare, et déjà ce héros Pousse vers Ilium ses immortels chevaux 1. Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville, « Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour << vous laisser respirer un moment; car si je vous << récitais toute ma scène de suite, la beauté de ma « versification et le grand nombre de traits brillants « et de pensées sublimes qu'elle contient vous suffo«queraient. Remarquez la justesse de cette compa« raison : Plus éclatant qu'un feu que les villageois « font... Tout le monde ne sent point cela; mais vous, << qui avez de l'esprit, et du véritable, vous en devez 1 Hom. lib. XIX. |