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ici le passage même de cet auteur anglais, Joseph Spence, qui avait visité Le Sage dans un voyage en France :

Sa maison est à Paris, dit Spence, dans le faubourg Saint-Jacques, et se trouve ainsi bien exposée à l'air de la campagne. Le jardin se présente de la plus jolie manière que j'aie jamais vue pour un jardin de ville. Il est aussi joli qu'il est petit et, quand Le Sage est dans le cabinet du fond, il se trouve tout à fait éloigné des bruits de la rue et des interruptions de sa propre famille. Le jardin est seulement de la largeur de la maison, laquelle donne d'abord sur une sorte de terrasse en parterre planté d'une variété de fleurs les plus choisies. On descend de là, par un rang de degrés de chaque côté, dans un berceau. Ce double berceau conduit à deux chambres ou cabinets d'été tout au bout du jardin. Ils sont joints par une galerie ouverte dont le toit est supporté par de petites colonnes, de sorte que notre auteur peut aller de l'une à l'autre toujours à couvert dans les moments où il n'écrit pas. Les berceaux sont couverts de vigne et de chèvrefeuille, et l'intervalle qui les sépare est arrangé en manière de bosquet (grove-work). C'est dans le cabinet de droite, en descendant, qu'il a écrit Gil Blas,» ou du moins une partie de Gil Blas; car il est douteux que Le Sage ait occupé durant trente ans la même maison. Si l'imagination de l'auteur anglais n'a pas embelli les lieux, Le Sage avait trouvé dans son faubourg l'ermitage du poëte et du philosophe. La petite maison de la haute ville de Boulogne, où il passa ses derniers jours, et que j'ai tant vue et regardée dans mon enfance, était certes moins riante et moins jolie. Voici de lui un mot que cite Spence et qui rentre bien dans la philosophie de Gil Blas : quelqu'un faisait de grands récits des doléances qu'on entend perpétuellement en Anglegleterre, en dépit de tous les droits et les avantages dont on jouit « Certainement, dit Le Sage, le peuple anglais est le plus malheureux peuple de la terre, avec la liberté, la propriété, et trois repas par jour. »>

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LE

DIABLE BOITEUX

CHAPITRE PREMIER

Quel diable c'est que le diable boiteux. Où, et par quel hasard don Cléophas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui.

Une nuit du mois d'octobre couvrait d'épaisses ténèbres la célèbre ville de Madrid: déjà le peuple, retiré chez lui, laissait les rues libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs plaisirs sous les balcons de leurs maîtresses: déjà le son des guitares causait de l'inquiétude aux pères et alarmait les maris jaloux enfin il était près de minuit, lorsque don Cléophas Léandro Perez Zambullo, écolier d'Alcala, sortit brusquement par une lucarne d'une maison où le fils indiscret de la déesse de Cythère l'avait fait entrer. Il tâchait de conserver sa vie et son honneur en

LE DIABLE BOITEUX.

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s'efforçant d'échapper à trois ou quatre spadassins qui le suivaient de près pour le tuer, ou pour lui faire épouser par force une dame avec laquelle ils venaient de le surprendre.

Quoique seul contre eux, il s'était défendu vaillamment, et il n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevé son épée dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits; mais il trompa leur poursuite à la faveur de l'obscurité. Il marcha vers une lumière qu'il aperçut de loin, et qui, toute faible qu'elle était, lui servit de fanal dans une conjoncture si périlleuse. Après avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva près d'un grenier d'où sortaient les rayons de cette lumière, et il entra dedans par la fenêtre, aussi transporté de joie qu'un pilote qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacé du naufrage.

Il regarda d'abord de toutes parts, et, fort étonné de ne trouver personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez singulier, il se mit à le considérer avec beaucoup d'attention. Il vit une lampe de cuivre attachée au plafond,, des livres et des papiers en confusion sur une table, une sphère et des compas d'un côté, des fioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui fit juger qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses observations dans ce réduit.

Il rêvait au péril que son bonheur lui avait fait éviter,

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et délibérait en lui-même s'il demeurerait là jusqu'au lendemain, ou s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long soupir auprès de lui. Il s'imagina d'abord que c'était quelque fantôme de son esprit agité, une illusion de la nuit; c'est pourquoi, sans s'y arrêter, il continua ses réflexions.

Mais ayant ouï soupirer pour la seconde fois, il ne douta plus que ce ne fût une chose réelle; et bien qu'il ne vît personne dans la chambre, il ne laissa pas de s'écrier: « Qui diable soupire ici? C'est moi, seigneur écolier, lui répondit aussitôt une voix qui avait quelque chose d'extraordinaire ; je suis depuis six mois dans une de ces fioles bouchées. Il loge en cette maison un savant astrologue, qui est magicien : c'est lui qui, par le pouvoir de son art, me tient enfermé dans cette étroite prison. Vous êtes donc un esprit ? dit don Cléofas, un peu troublé de la nouveauté de l'aventure.

Je suis un démon, repartit la voix : vous venez ici fort à propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisiveté, car je suis le diable de l'enfer le plus vif et le plus laborieux. »

Ces paroles causèrent quelque frayeur au seigneur Zambullo; mais comme il était naturellement courageux, il se rassura, et dit d'un ton ferme à l'esprit : << Seigneur diable, apprenez-moi, s'il vous plaît, quel rang vous tenez parmi vos confrères: si vous êtes un démon noble ou roturier. Je suis un diable d'impor

tance, répondit la voix, et celui de tous qui a le plus de réputation dans l'un et l'autre monde. -Seriezvous par hasard, répliqua don Cléofas, le démon qu'on appelle Lucifer? Non, repartit l'esprit, c'est le diable des charlatans. Êtes-vous Uriel, reprit l'écolier? — Fi donc, interrompit brusquement la voix, c'est le patron des marchands, des tailleurs, des bouchers, des boulangers, et des autres voleurs du tiers état.

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Vous êtes peut-être Belzébuth, dit Léandro. Vous moquez-vous? répondit l'esprit. C'est le démon des duègnes et des écuyers. - Cela m'étonne, dit Zambullo; je croyais Belzébuth un des plus grands personnages de votre compagnie. C'est un de ses moindres sujets, repartit le démon. Vous n'avez pas des idées justes de notre enfer.

-Il faut donc, reprit don Cléophas, que vous soyez Léviatan, Belphegor ou Astaroth. - Oh! pour ces troislà, ce sont des diables du premier ordre. Ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les conseils de princes, animent les ministres, forment des ligues, excitent les soulèvements dans les États, et allument les flambeaux de la guerre. Ce ne sont point là des maroufles, comme les premiers que vous avez nommés.

Eh dites-moi, je vous prie, répliqua l'écolier, quelles sont les fonctions de Flagel? - Il est l'âme de la chicane et l'esprit du barreau, repartit le démon. C'est lui qui a composé le protocole des huissiers et

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