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vous êtes jeune ! répliqua l'esprit: vous ne connaissez guère ces sortes de dames; elles ont le cœur encore plus fardé que le visage. Quelques démonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitié pour ces seigneurs: elles en ménagent un pour avoir sa protection, et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de même de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n'en sont pas plus aimés; au contraire, tout payeur est traité comme un mari: c'est une règle que j'ai établie dans les intrigues amoureuses; mais laissons ces sei gneurs savourer des plaisirs qu'ils achètent si cher,pendant que leurs valets, qui les attendent dans la rue, consolent dans la douce espérance de les avoir gratis.

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Expliquez-moi, de grâce, interrompit Léandro Perez, un autre tableau qui se présente à mes yeux. Tout le monde est encore sur pied dans cette grande maison à gauche. D'où vient que les uns rient à gorge déployée, et que les autres dansent? On y célèbre quelque fête apparemment? Ce sont des noces, dit le boiteux; tous les domestiques sont dans la joies; il n'y a pas trois jours que dans ce même hôtel on était dans une extrême affliction. C'est une histoire qu'il me prend envie de vous raconter: elle est un peu longue, à la vérité; mais j'espère qu'elle ne vous ennuiera point. » En même temps il la commença de cette sorte:

CHAPITRE IV

Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor
de Cespèdes.

Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, était éperdument amoureux de la jeune Léonor de Cespedes. Il n'avait pas dessein de l'épouser; la fille d'un simple gentilhomme ne lui paraissait pas un parti assez considérable pour lui. Il ne se proposait que d'en faire une maîtresse.

<<< Dans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de lui faire connaître son amour par ses regards; mais il ne pouvait lui parler ni lui écrire, parce qu'elle était incessamment obsédée d'une duègne sévère et vigilante, appelée la dame Marcelle. Il en était au désespoir, et, sentant irriter ses désirs par les -difficultés, il ne cessait de rêver aux moyens de tromper l'argus qui gardait son Io.

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« D'un autre côté, Léonor, qui s'était aperçue de l'attention que le comte avait pour elle, n'avait pu se défendre d'en avoir pour lui; et il se forma insensiblement dans son cœur une passion qui devint enfin très-violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes

tentations ordinaires, parce que le magicien qui me tenait alors prisonnier m'avait interdit toutes mes fonetions; mais il suffisait que la nature s'en mêlât. Elle n'est pas moins dangereuse que moi; toute la différence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu à peu les cœurs, au lieu que je les séduis brusque

ment.

« Les choses étaient dans cette disposition, lorsque Léonor et son éternelle gouvernante, allant un matin à l'église, rencontrèrent une vieille femme qui tenait à la main un des plus gros chapelets qu'ait fabriqués l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant, et, adressant la parole à la duègne : « Le ciel vous con«< serve, lui dit-elle; la sainte paix soit avec vous; per<< mettez-moi de vous demander si vous n'êtes pas la << dame Marcelle, la chaste veuve du feu seigneur << Martin Rosette? » La gouvernante répondit que oui. « Je vous rencontre donc fort à propos, lui dit la vieille, «< pour vous avertir que j'ai au logis un vieux parent << qui voudrait bien vous parler. Il est arrivé de Flan<< dres depuis peu de jours; il a connu particulière«ment, mais très-particulièrement, votre mari, et il a « des choses de la dernière conséquence à vous com« muniquer. Il aurait été vous les dire chez vous, s'il << ne fût pas tombé malade; mais le pauvre homme est « à l'extrémité; je demeure à deux pas d'ici. Prenez, « s'il vous plaît, la peine de me suivre. »

<< La gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant de faire quelque fausse démarche, ne savait à quoi se résoudre; mais la vieille devina le sujet de son embarras, et lui dit : « Ma chère madame Mar << celle, vous pouvez vous fier à moi en toute assu << rance. Je me nomme la Chichona. Le licencié Marcos. « de Figueroa et le bachelier Mira de Mesqua vous répondrout de moi comme de leurs grands-mères. Quand « je vous propose de venir à ma maison, ce n'est que « pour votre bien. Mon parent veut vous restituer cer«taine somme que votre mari lui a autrefois prêtée. » A ce mot de restitution, la dame Marcelle prit som parti.« Allons, ma fille, dit-elle à Léonor, allons voir << le parent de cette bonne dame; c'est une action cha<< ritable que de visiter les malades. »

« Elles arrivèrent au logis de la Chichona, qui les fit entrer dans une salle basse, où elles trouvèrent un homme alité, qui avait une barbe blanche, et qui, s'il n'était pas fort malade, paraissait du moins l'être. << Tenez, cousin, lui dit la vieille en lui présentant la << gouvernante, voici cette sage dame Marcelle à qui << vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur << Martin Rosette, votre ami. » A ces paroles, le vieillard, soulevant un peu la tête, salua la duègne, lui fit signe de s'approcher, et, lorsqu'elle fut près de son lit, lui dit d'une voix faible : « Ma chère madame Mar << celle, je rends grâces au ciel de m'avoir laissé vivre

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« jusqu'à ce moment; c'était l'unique chose que je
« désirais je craignais de mourir sans avoir la satis-
<«<faction de vous voir, et de vous remettre en main
<< propre cent ducats que feu votre époux, mon intime.
<< ami, me prêta pour me tirer d'une affaire d'honneur
<< que j'eus autrefois à Bruges. Ne vous a-t-il jamais
<< entretenu de cette aventure?

Hélas! non, répondit la dame Marcelle, il ne m'en << a point parlé devant Dieu soit son âme! il était si « généreux, qu'il oubliait les services qu'il avait ren<«< dus à ses amis; et, bien loin de ressembler à ces « fanfarons qui se vantent du bien qu'ils n'ont pas fait, «il ne m'a jamais dit qu'il eût obligé personne. - Il <« avait l'âme belle assurément, répliqua le vieillard, j'en dois être plus persuadé qu'un autre; et pour « vous le prouver, il faut que je vous raconte l'affaire « dont je suis heureusement sorti par son secours; << mais comme j'ai des choses à dire qui sont de la der«nière importance pour la mémoire du défunt, je serais « bien aise de ne les révéler qu'à sa discrète veuve.

α

-Hé bien, dit alors la Chichona, vous n'avez qu'à <«<lui faire ce récit en particulier pendant ce temps-là

nous allons passer dans mon cabinet, cette jeune << dame et moi. » En achevant ses paroles, elle laissa la duègne avec le malade, et entraîna Léonor dans une autre chambre, où, sans chercher de détours, elle lui dit : « Belle Léonor, les moments sont trop précieux

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