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<< vous méprenez sans doute; vous n'êtes point sûr de « ce que vous dites. Est-ce en effet Eugénie, la sœur « de Belflor, que l'on vous a proposée ?

« Oui, madame, repartit don Pèdre; le comte lui« même m'a offert sa main. -Hé quoi ! s'écria-t-elle, << il serait possible que vous fussiez ce cavalier à qui << mon frère me destine? — Qu'entends-je! s'écrie l'é<< colier à son tour, la sœur du comte de Belflor serait << mon inconnue ? — Oui, don Pèdre, repartit Eugénie; << mais peu s'en faut que je ne croie plus l'être en ce « moment, tant j'ai de peine à me persuader du bon<<< heur dont vous m'assurez. >>

« A ces mots, don Pèdre lui embrassa les genoux : ensuite il prit une de ses mains, qu'il baisa avec tous les transports que peut sentir un amant qui passe subitement d'une extrême douleur à un excès de joie. Pendant qu'il s'abandonnait aux mouvements de son amour, Eugénie, de son côté, lui faisait mille caresses, qu'elle accompagnait de mille paroles tendres et flatteuses. « Que mon frère, disait-elle, m'eût épargné de peines, « s'il m'eût nommé l'époux qu'il me destine! Que j'a« vais déjà conçu d'aversion pour cet époux! 'Ah! mon << cher don Pèdre! que je vous ai haï! — Belle Eugénie, « répondait-il, que cette haine a de charmes pour moi! « Je veux la mériter en vous adorant toute ma vie. >> « Après que ces deux amants se furent donné toutes les marques les plus touchantes d'une tendresse mu

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tuelle, Eugénie voulut savoir comment l'écolier avait pu gagner l'amitié de son frère. Don Pèdre ne lui cacha

point les amours du comte et de sa sœur et lui raconta tout ce qui s'était passé la nuit dernière. Ce fut pour elle un surcroît de plaisir d'apprendre que son frère devait épouser la sœur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son amie pour n'être pas sensible à cet heureux événement: elle lui en témoigna sa joie aussi bien qu'à don Pèdre, qui se sépara enfin d'Eugénie après être convenu avec elle qu'ils ne feraient pas semblant tous deux de se connaître quand ils se verraient devant le comte.

« Don Pèdre s'en retourna chez son père, qui, le trouvant disposé à lui obéir, en fut d'autant plus réjoui qu'il attribua son obéissance à la manière ferme dont il lui avait parlé la nuit. Ils attendaient des nouvelles de Belflor, lorsqu'ils recurent un billet de sa part. Il leur mandait qu'il venait d'obtenir l'agrément du roi pour son mariage et pour celui de sa sœur, avec une charge considérable pour don Pèdre; que dès le lendemain ces deux mariages se pourraient faire, parce que les ordres qu'il avait donnés pour cela s'exécutaient avec tant de diligence que les préparatifs étaient déjà fort avancés. Il vint l'après-dînée confirmer ce qu'il leur avait écrit, et leur présenter Eugénie.

<< Don Luis fit à cette dame toutes les caresses imaginables, et Léonor ne se lassait point de l'embrasser.

Pour don Pèdre, de quelques mouvements d'amour et de joie qu'il fût agité, il se contraignit pour ne pas donner au comte le moindre soupçon de leur intelligence.

<< Comme Belflor s'attachait particulièrement à observer sa sœur, il crut remarquer, malgré la contrainte qu'elle s'imposait, que don Pèdre ne lui déplaisait pas. Pour en être plus assuré, il la prit un moment en particulier, et lui fit avouer qu'elle trouvait le cavalier fort à son gré. Il lui apprit ensuite son nom et sa naissance, ce qu'il n'avait pas voulu lui dire auparavant, de peur que l'inégalité des conditions ne la prévînt contre lui, et ce qu'elle feignit d'entendre comme si elle l'eût ignoré.

« Enfin, après beaucoup de compliments de part et d'autre, il fut résolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont été faites ce soir et ne sont point encore achevées; voilà pourquoi l'on se réjouit dans cette maison. Tout le monde s'y livre à la joie. La seule dame Marcelle n'a point de part à ces réjouissances : elle pleure en ce moment, tandis que les autres rient; car le comte de Belflor, après son mariage, a tout avoué à don Luis, qui a fait enfermer cette duègne cn el monasterio de las arrepentidas, où les mille pistoles qu'elle a reçues pour séduire Léonor serviront à lui en faire faire pénitence le reste de ses jours. »

CHAPITRE VI

Des nouvelles choses que vit don Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de dona Tomasa.

« Tournons-nous d'un autre côté, poursuivit Asmodée: parcourons de nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'hôtel qui est directement au-dessous de nous; vous y verrez une chose assez rare. C'est un homme chargé de dettes qui dort d'un profond sommeil.

Il faut donc que ce soit une personne de qualité, dit Léandro. Justement, répondit le démon. C'est un marquis de cent mille ducats de rente, et dont pourtant la dépense excède le revenu. Sa table et ses maîtresses le mettent dans la nécessité de s'endetter; mais cela ne trouble point son repos; au contraire, quand il veut bien devoir à un marchand, il s'imagine que ce marchand lui a beaucoup d'obligation. « C'est << chez vous, disait-il l'autre jour à un drapier, c'est chez « vous que je veux désormais prendre à crédit; je vous « donne la préférence. »

« Pendant que ce marquis goûte si tranquillement la douceur du sommeil qu'il ôte à ses créanciers, considérez un homme qui... — Attendez, seigneur Asmodée, interrompit brusquement don Cléofas; j'aperçois

un carrosse dans la rue je ne veux pas le laisser passer sans vous demander ce qu'il y a dedans. Chut! dit le boiteux, en baissant la voix comme s'il eût craînt d'être entendu : apprenez que ce carrosse recèle un des plus graves personnages de la monarchie. C'est un président qui va s'égayer chez une vieille Asturienne dévouée à ses plaisirs. Pour n'être pas reconnu, il a pris la précaution que prenait Caligula, qui mettait, en pareille occasion, une perruque pour se dégui

ser.

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<< Revenons au tableau que je voulais offrir à vos regards quand vous m'avez interompu. Regardez, tout au haut de l'hôtel du marquis, un homme qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de manuscrits. C'est peut-être, dit Zambullo, l'intendant, qui s'occupe à chercher les moyens de payer les dettes de son maître. Bon! répondit le diable, c'est bien à cela vraiment que s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent plutôt à profiter du dérangement des affaires qu'à y mettre ordre. Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez. C'est un auteur : le marquis le loge dans son hôtel pour se donner un air de protecteur des gens de lettres. Cet auteur, répliqua don Cléofas, est apparemment un grand sujet. — Vous en allez juger, repartit le démon. Il est entouré de mille volumes, et il en compose un où il ne met rien du sien. Il pille dans ces livres et ces manuscrits ; et

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