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Bien qu'il eût grand besoin de protecteurs pour triompher de la cabale des commis offensés et des auteurs jaloux, Le Sage tint ferme, et ne se laissa aller à aucune basse complaisance. C'est ici que le Breton se retrouve en lui. Avant que la pièce fût représentée, il avait promis à la duchesse de Bouillon d'aller la lui lire. On comptait que la lecture se ferait avant le diner; quelques affaires le retinrent, et il arriva tard. Quand il parut, la duchesse lui dit sèchement qu'il lui avait fait perdre plus d'une heure å l'attendre: « Eh bien! madame, reprit froïdement Le Sage, je vais vous en faire gagner deux. » Et, tirant sa révérence, il sortit sans qu'on pût le retenir. Collé, qui raconte l'histoire, la savait de bonne source, et il y applaudit en homme qui est un peu de cette

race.

A part cette comédie de Turcaret, qui fut comme une bataille livrée, et dans laquelle Le Sage, piqué au jeu, s'attacha à rendre le vice haïssable, la satire chez lui, dans tous ses autres écrits, garde un caractère aimable autant qu'amusant, et c'est ce qui en fait le charme et l'originalité même. Tel est surtout

le caractère qu'elle offre dans son roman de Gil Blas, ce facile et délicieux chef-d'œuvre, auquel son nom est à jamais attaché.

Gil Blas se publia successivement en quatre volumes, dont les derniers suivirent à des époques assez éloignées. Les deux premiers volumes parurent en 1715, l'année même de la mort de Louis XIV. II s'y sentait comme une fraîcheur de jeunesse et une liberté d'allure qui convenait au début d'une époque émancipée. Que dire de Gil Blas qui n'ait pas déjà été dit, que n'aient pas senti et exprimé tant de panégyristes ingénieux, de critiques délicats et fins, et que tout lecteur judicieux n'ait pas pensé de luimême? Aussi me contenterai-je humblement de redire et de répéter. L'auteur, dans ce récit étendu, dé

Sur Gil Blas et sur Le Sage, il faut lire la Notice de Walter Scott, les pages de M. Villemain dans le tome premier du Tableau de la Littérature au XVIIIe siècle, et les Éloges si distingués et si bien sentis de M. Patin et de M. Malitourne, qui ont partagé le prix de l'Académie française en 1822. Tous les vrais jugements littéraires s'y trouvent exprimés.

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Quant

à la question des imitations et emprunts, des sources où Le Sage a puisé, tant pour Gil Blas que pour ses autres romans, un travail impartial et complet restait à faire. Le savant criti

veloppé et facile, a voulu représenter la vie humaine telle qu'elle est, avec ses diversités et ses aventures, avec les bizarreries qui proviennent des jeux du sort et de la fortune, et surtout avec celles qu'y introduit la variété de nos humeurs, de nos goûts et de nos défauts. Gil Blas est un homme de naissance trèshumble et commune, de toute petite bourgeoisie, il se montre de bonne heure éveillé, gentil garçon, spirituel, il a une éducation telle quelle, et il sort à dix-sept ans de chez lui pour faire son chemin dans le monde. Il passe tour à tour par toutes les conditions, par les plus vulgaires et les plus basses: il ne se déplaît trop dans aucune, bien qu'il cherche toujours à se pousser et à s'avancer. Gil Blas est au fond candide et assez honnête, crédule, vain, prenant aisément à l'hameçon, trompé d'abord sous toutes

que américain, M. George Ticknor, l'historien de la littérature espagnole, a traité ce point avec toute la précision et la compétence désirables. (Voir History of spanish Literature, NewYork, 1849, tome III, pages 266-269, et en maint autre endroit de l'ouvrage). M. Ticknor ne fait grâce à Le Sage d'aucun de ses emprunts, mais il les réduit à ce qu'ils sont. A moins d'une découverte tout à fait imprévue et improbable, le compte désormais est réglé.

les formes, par un parasite de rencontre qui le loue, par un valet qui fait le dévot, par les femmes; il est la dupe de ses défauts et quelquefois de ses qualités. Il fait ses écoles en tous sens, et nous faisons notre apprentissage avec lui. Excellent sujet de morale pratique, on peut dire de Gil Blas qu'il se laisse faire par les choses; il ne devance pas l'expérience, il la reçoit. Ce n'est pas un homme de génie, ni d'un grand talent, ni qui ait en lui rien de bien particulier : c'est un esprit sain et fin, facile, actif, essentiellement édu cable, ayant en lui toutes les aptitudes. Il ne s'agit que de les bien appliquer; ce qu'il finit par faire : il devient propre à tout, et il mérite en définitive cet éloge que lui donne son ami Fabrice : Vous avez l'outil universel. Mais il ne mérite cet éloge que tout à la fin, et cela nous encourage; nous sentons, en le lisant, que nous pouvons, sans trop d'effort et de présomption, arriver un jour comme lui.

Quant on vient de lire René pour la première fois, on est saisi d'une impression profonde et sombre. On croit se reconnaitre dans cette nature d'élite et d'exception si élevée, mais si isolée, et que rien ne rap

proche du commun des hommes. On cherche dans son imagination quelque malheur unique, pour s'y vouer et s'y envelopper dans la solitude. On se dit « qu'une grande âme doit contenir plus de douleurs qu'une petite; et on ajoute tout bas qu'on pourrait bien être cette grande àme. Enfin, on sort de cette noble et troublante lecture plus orgueilleux qu'auparavant et plus désolé.

Il n'y a rien de plus opposé à René que Gil Blas : c'est un livre à la fois railleur et consolateur, un livre qui nous fait rentrer en plein dans le courant de la vie et dans la foule de nos semblables. Quand on est bien sombre, qu'on croit à la fatalité, quand vous vous imaginez que certaines choses extraordinaires n'arrivent qu'à vous, lisez Gil Blas, et laissezvous faire, vous trouverez qu'il a eu ce malheur ou quelque autre pareil, qu'il l'a pris comme une simple mêsaventure, et qu'il s'en est console.

Toutes les formes de la vie et de l'humaine nature se rencontrent dans Gil Blas, toutes, excepté une certaine élévation idéale et morale, qui est rare sans doute, qui est jouée souvent, mais qui se trouve

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