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assez réelle en quelques rencontres pour ne pas devoir être tout à fait omise dans un tableau complet de l'humanité. Le Sage, si honnête homme d'ailleurs, n'avait pas cet idéal en lui. Il était d'avis que « les productions de l'esprit les plus parfaites sont celles où il n'y a que de légers défauts, comme les plus honnêtes gens sont ceux qui ont les moindres vices. Rien de plus vrai qu'une telle remarque, et dans Gil Blas il a amplement usé de cette façon de voir qui distribue quelques petits vices aux plus honnêtes gens. Gil Blas tout le premier, s'il n'a pas de vice inné bien caractérisé, est très-capable de les recevoir presque tous à la rencontre. Il est par luimême honnête, je l'ai dit, préférant en général le bien au mal, mais se laissant aisément aller quand l'occasion, la vanité ou l'intérêt le tentent, et n'en rougissant pas trop, alors même qu'il est revenu. Je sais la part qu'il faut faire, en pareil cas, à la plaisanterie du roman, aux habitudes du genre, et a issi à cette morale facile d'un temps où l'on pardonnait aux friponneries du chevalier Des Grieux, où l'on riait à celles du chevalier de Grammont. Pourtant, il

n'y a pas à se le dissimuler, c'est afin sans doute de mieux se tenir au niveau de l'humaine nature que Gil Blas n'a pas le cœur très-haut placé il est bon à tout, médiocrement délicat selon les occurrences, valet avant d'être maître, et un peu de la race des Figaros. Le Sage avait très-bien observé un fait que d'autres moralistes ont relevé également : ce qu'il y a peut-être de plus caractéristique dans les hommes pris en masse, et de plus fait pour étonner chaque fois ceux même qui croient le mieux les connaître, ce n'est pas tant leur méchanceté, ce n'est pas leur folie (ils n'y donnent guère que par accès); ce qu'il y a de plus étonnant dans les hommes et de plus inépuisable en eux, c'est encore leur bassesse et leur platitude. L'auteur de Gil Blas le savait bien son personnage, pour rester un type naturel et moyen, avait donc besoin de n'être à aucun degré monté au ton d'un stoïcien ni d'un héros. Il ne représente rien de singulier et d'unique, ni même de rare. Gil Blas, tout à l'opposé de René, c'est vous, c'est moi, c'est tout le monde. Il doit à cette conformité de nature avec tous, et à sa franchise heureuse, à son ingé

nuité de saillies et d'aveux, de rester, malgré ses vices, intéressant encore et aimable aux yeux du lecteur: quant au respect, a-t-on dit très-spirituellement, c'est la dernière chose qu'il demande de

nous.

On a souvent prononcé, à propos de Gil Blas, les noms de Panurge et de Figaro. Mais Panurge, cette création la plus fine du génie de Rabelais, est tout autrement singulier que Gil Blas; c'est un original bien autrement qualifié, et doué d'une fantaisie propre, d'une veine poétique grotesque. En représentant certains côtés de la nature humaine, Panurge les charge, les exagère exprès d'une manière risible. Figaro, qui est plus dans la lignée de Gil Blas, a aussi une verve, un entrain, un brio qui tient du lyrique. Gil Blas est plus uni, dans le ton habituel de tous. C'est nous-mêmes, encore une fois, qui passons à travers les conditions diverses et les divers âges.

Le juge le plus compétent en pareille matière, Walter Scott, a très-bien caractérisé l'espèce de critique vive, facile, spirituelle, indulgente encore et bienveillante, qui est celle de Gil Blas: « Cet ouvrage,

dit-il, laisse le lecteur content de lui-même et du genre humain. » Certes, voilà un résultat qui semblait difficile à obtenir de la part d'un satirique qui ne prétend pas embellir l'humanité; mais Le Sage ne veut pas non plus la calomnier ni l'enlaidir ; il se contente de la montrer telle qu'elle est, et toujours avec un air naturel et un tour divertissant. L'ironie, chez lui, n'a aucune âcreté comme chez Voltaire. Si elle n'a pas cet air de grand monde et de distinction suprême qui est le cachet de celle d'Hamilton, elle n'en a pas non plus le raffinement de causticité ni la sécheresse. C'est une ironie qui atteste encore une âme saine, une ironie qui reste, si l'on peut dire, de bonne nature. Il court, il trouve son trait malin, il continue de courir et n'appuie pas. Chez lui, point de rancune ni d'amertume. J'insiste sur cette absence d'amertume qui constitue l'originalité de Le Sage et sa distinction comme satirique; c'est ce qui fait que, même en raillant, il console. Par là surtout il se distingue de Voltaire, qui mord et rit d'une façon àcre. Rappelons-nous Candide: Pangloss peut être un cousin, mais ce n'est pas le frère de Gil Blas.

Je voudrais citer un exemple qui rendit bien toute ma pensée. Gil Blas, après mainte aventure, est passé au service d'un vieux fat qui se pique encore de galanterie, don Gonzale Pacheco. Ce vieillard décrépit, qui se refait et se repeint chaque matin, a pour ami un autre vieillard qui, au contraire, affecte d'être vieux et s'en vante, et met sa vanité à le paraître, autant que l'autre affecte de paraitre jeune. L'un fait le Nestor, l'autre le Céladon ; ce sont deux formes du même amourpropre inhérent à tous les hommes. Après des scènes très-gaies entre le vieillard fat et sa maitresse qui le trompe, scènes qui ont pour contre-partie dans l'antichambre les entretiens de Gil Blas aux prises avec la soubrette surannée de la dame, Gil Blas, certain qu'on trompe son maître, prend sur lui de l'en avertir. Le vieux fat touché l'en remercie, et retourne chez sa maîtresse pour rompre. Mais, par un dénoûment tout à fait naturel et comique, ce bonhomme amoureux qui se tient pour bien averti par Gil Blas, et qui lui en sait gré jusqu'à un certain point, se rengage avec sa maîtresse au lieu de rompre. Il s'en

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