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revient, un peu honteux de sa faiblesse, et signifie doucement à Gil Blas qu'il le renvoie, tout en le remerciant encore à demi. Voilà qui est un exemple trèsnet de cette satire si vraie et si gaie sans rancune. Le maitre qui renvoie Gil Blas ne lui en veut pas; il compatit au tort qu'il lui fait, et lui ménage même une bonne condition, et Gil Blas renvoyé ne maudit pas le vieillard; il nous le montre tel qu'il est avec sa passion sénile, amoureux, ridicule, mais bonhomme encore, et tâchant de concilier un reste de justice avec sa faiblesse. Il y a du Térence dans cette raillerie-là.

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Les scènes de comédie sont sans nombre chez Gil Blas, et elles ne laissent pas trop le temps de s'apercevoir de ce que peuvent avoir de commun ou d'ennuyeux certains épisodes, certaines nouvelles sentimentales que l'auteur a insérées çà et là pour grossir ses volumes, et qu'il a imitées on ne sait d'où. Les deux premiers volumes de l'ouvrage, après avoir fait passer sous les yeux toutes sortes de classes et de conditions, voleurs, chanoines, médecins, auteurs, comédiens, laissaient Gil Blas intendant de don Alphonse,

et chargé de faire en son nom une restitution. « C'était commencer le métier d'intendant par où l'on devrait le finir. » Le troisième volume, publié en 1724, et qui est le plus distingué de tous, nous montre Gil Blas montant par degrés d'étage en étage; et, à mesure que la sphère s'élève, les leçons peuvent sembler plus vives et plus hardies. Mais, même dans leur hardiesse, elles gardent une sorte d'innocence. Le Sage, même quand il raille, n'a rien au fond d'agressif; il ne veut rien faire triompher. Il rit pour rire, pour montrer la nature à nu; il ne se moque jamais du présent au profit d'une idée ni d'un système futur. Il sait que l'humanité, en changeant d'état, ne fera que changer de forme de sottise. C'est en cela qu'il se distingue profondément du xvIII° siècle, et qu'il se rattache à la race. des bons vieux railleurs d'autrefois. Ce troisième volume abonde en récits excellents. Gil Blas, devenu secrétaire et favori de l'archevêque de Grenade, se perd ici, comme il s'était perdu près du vieux fat amoureux, en disant la vérité. Toutes ces scène chez l'archevêque sont admirables de naturel, et respirent une douce comédie insensiblement mêlée à toutes les

actions de la vie. L'amour-propre d'auteur est peint chez le bon vieillard dans tout son reliefet toute sa naïveté béate, et avec un reste de mansuétude. Les scènes chez la comédienne Laure, qui succèdent aussitôt après, sont incomparables de vérité. Le Sage connaissait à fond la gent comique. Quand Laure le fait passer pour son frère et qu'elle le présente sur ce pied à toute la troupe, le respect avec lequel il est reçu par tous, depuis les premiers sujets jusqu'au souffleur, la curiosité et la civilité avec lesquelles on le considère, touchent de près à l'une des prétentions les plus sensibles de ce monde des comédiens d'autrefois : « Il semblait, dit-il, que tous ces gens-là fussent des enfants trouvés qui n'avaient jamais vu de frère. « C'est qu'en effet les comédiens (je parle toujours de ceux d'autrefois), précisément parce qu'ils étaient le plus souvent peu pourvus du côté de la famille, étaient d'autant plus fiers et attentifs quand ils en pouvaient montrer quelque membre comme échantillon.

Quand il est passé à la cour, et qu'il se voit secré-, taire et favori du duc de Lerme, on croit un moment que Gil Blas va s'élever et devenir honnête homme à

certains égards; mais non, il a affaire à des dangers d'une autre sorte, et il y succombe. Nous n'avons fait que changer d'étage, mais les mobiles, les intérêts, les passions de la coulisse sont toujours les mêmes. Loin de s'améliorer, il arrive, en ce moment d'ivresse, au pire degré de faute où il soit tombé, à l'insensibilitė du cœur, à la méconnaissance de sa famille et de ses premiers amis. Le plus haut point de sa prospérité est juste le moment où va commencer, s'il n'y prend garde, sa dépravation véritable. Il lui faut la disgrâce, pour se reconnaitre, et pour rentrer dans le vrai de son habitude et de sa nature.

Le quatrième volume de Gil Blas ne parut qu'en 1735, c'est-à-dire vingt ans après les deux premiers, et onze ans après le troisième. On lit à ce propos, dans un journal tenu par un curieux du temps, la note suivante, qui nous donne au juste le ton des contemporains sur Le Sage :

« LeSage, auteur de Gil Blas, vient de donner (janvier 1733) la Vie de M. de Beauchêne, capitaine de flibustiers. Ce livre ne saurait être mal écrit, étant de Le Sage; mais il est aisé de s'apercevoir, par les matières que cet auteur traite depuis quelque temps, qu'il ne travaille que pour vivre, et qu'il n'est

plus le maître, par conséquent, de donner à ses ouvrages du temps et de l'application. Il y a six à sept ans que la Ribou (veuve du libraire) lui a avancé cent pistoles sur son quatrième volume de Gil Blas qui n'est point encore fini et qui ne le sera pas de sitôt 1.

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Ce quatrième volume, dans lequel on voit Gil Blas sortir de la retraite et du port pour se rengager quelque temps à la cour, n'offre plus les mêmes vicissitudes ni la même rapidité d'aventures que les précédents, mais ne les dépare point. On y trouve un aperçu des goûts littéraires de l'auteur, quand il nous montre son personnage dans la bibliothèque de son château de Lirias (un château en Espagne), prenant surtout plaisir aux livres de morale enjouée, et choisissant pour ses auteurs favoris Horace, Lucien, Erasme.

La théorie littéraire de Le Sage se pourrait extraire au complet de plus d'un passage de Gil Blas et, particulièrement des entretiens de celui-ci avec son ami le poëte Fabrice Nunez. Fabrice, pour réussir,

1 Revue rétrospective (1836), seconde série, tome V, page 165.

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