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avait consulté le goût du temps; il donnait dans le

genre de Gongora, dans les expressions recherchées, entortillées, le romantisme d'alors. Gil Blas l'en reprend et veut avant tout de la netteté; il demande qu'un sonnet même soit parfaitement intelligible. Son ami le raille de sa simplicité et lui expose la théorie moderne « Si ce sonnet n'est guère intelligible, tant mieux, mon ami. Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime, ne s'accommodent pas du simple et du naturel; c'est l'obscurité qui en fait tout le mérite; il suffit que le poëte croie s'entendre... Nous sommes cinq ou six novateurs hardis qui avons entrepris de changer la langue du blanc au noir; et nous en viendrons à bout, s'il plaît à Dieu, en dépit de Lope de Véga, de Cervantes... » Sachons bien qu'en écrivant ces choses, Le Sage avait en vue Fontenelle, Montesquieu peut-être, certainement Voltaire, qu'il trouvait trop recherchés et visant à renchérir sur la langue de Racine, de Corneille et des illustres devanciers.

Boileau, on l'a vu, avait peu souri aux débuts de Le Sage. A son tour, Le Sage semble avoir été peu

favorable à ce qu'on appelle la grande et haute littérature de son temps, qu'il trouvait guindée. Cette sorte de dissidence, poussée jusqu'à l'aversion, se marque dans tous les actes de sa vie littéraire. Il rompt. de bonne heure avec la Comédie-Française, se met en guerre avec elle, avec les comédiens du roi qui représentent le grand genre, la déclamation tragique. Il s'adonne aux petits théâtres, aux théâtres forains, et fait seul ou en société une centaine au moins de petites pièces qui représentent assez bien en germe, ou déjà même au complet, ce que sont aujourd'hui lés vaudevilles, les opéras-comiques, nos pièces des Variétés et des Boulevards. Il y avait un Désaugiers dans Le Sage

Il ne veut pas être de l'Académie française; il résiste à Danchet, son ami, qui veut l'y attirer, et il se refuse absolument aux sollicitations qui étaient de rigueur alors pour réunir les suffrages.

Il a en aversion les bureaux d'esprit, tel que l'était en son temps le salon de la marquise de Lambert, et, sans parler de sa surdité qui le gêne, il a ses raisons pour cela : « On n'y regarde la meilleure eomé

die ou le roman le plus ingénieux et le plus égayé, remarque-t-il (non sans un petit retour sur lui-même), que comme une faible production qui ne mérite aucune louange; au lieu que le moindre ouvrage sérieux, une ode, une églogue, un sonnet, y passe pour le plus grand effort de l'esprit humain. Il est décidément contre les faiseurs d'odes, de tragédies, contre tous les genres officiels et solennels, ces genres titrés que le public respecte et honore sur l'étiquette sans voir qu'il y a souvent infiniment plus d'esprit et de talent dépensé ailleurs. Les auteurs de tragédies et d'odes le lui ont rendu; Jean-Baptiste Rousseau a passé toutes les bornes quand il a écrit à Brossette : « L'auteur du Diable boiteux ne pouvait mieux faire que de s'associer avec les danseurs de corde: son génie est dans sa véritable sphère. Gilles et Fagotin auront là un bon maître : Apollon avait un fort mauvais écolier. » Voltaire avait trop d'esprit pour ne pas louer Gil Blas, mais il l'a loué le moins possible, et il a mêlé à son éloge une imputation de plagiat inexacte et tout à fait malveillante. D'après les deux mots qu'il laisse échapper à regret sur Gil Blas, Voltaire ne

paraît pas se douter qu'il sera infiniment plus glorieux bientôt d'avoir fait ce roman-là que le poëme de la Henriade.

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Le Sage était un philosophe pratique; de bonne heure il aima mieux suivre son inclination et obéir à ses goûts que de se contraindre. Homme de génie, mais indépendant de caractère, il sut, pour être plus libre, renoncer à une part de cette considération qu'il lui eût été si facile de se concilier. « On ne vaut dans ce monde que ce qu'on veut valoir, » a dit La Bruyère. Le Sage le savait ; mais, pour paraître à tous ce qu'il était, il ne consentit jamais à se poser à leurs yeux lui-même. Il avait trop de mépris pour tout ce qu'on cherche à se faire accroire dans le monde les uns aux autres. Dans sa haine du solennel et du faux, il se serait rejeté plutôt du côté du vulgaire et du commun. Il aimait mieux hanter les cafés que les salons. Plebeius moriar senex ! il semblait s'être appliqué ce mot d'un ancien Que je rentre en vieillissant dans ces rangs obscurs dont je suis un moment sorti ! Il se replongeait avec plaisir dans la foule, y trouvant une matière toujours neuve à son observation. Il tra

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vailla pour la foire, et sema son sel à pleines mains sur les tréteaux; il eut cent succès réputés peu honorables. Je viens de lire sa Foire des Fées, son Mande renversé, de fort jolies farces vraiment. Cette veine et cette vogue de Le Sage vaudevilliste mériteraient bien une étude à part; car, remarquons-le, ce n'étaient pas seulement les besoins de la vie qui le jetaient là, c'était aussi chez lui attrait et vocation. En faisant parler Arlequin, il ne croyait pas si fort déroger; il passa même, un instant, d'Arlequin aux marionnettes. Arlequin, marionnettes, acteurs pour acteurs, il était d'avis que tout cela revient au même, et que ce sont toujours les mêmes ficelles..

Si c'est là de la sagesse pratique, on ne saurait disconvenir que le talent perd toujours un peu à ne pas avoir un très-haut idéal en vue. Le Sage se ressentit de cet inconvénient après avoir atteint le point parfait de l'observation dans le Diable boiteux et dans Gil Blas, le vif du comique dans Crispin et dans Turcaret, il se relâcha, il se répéta, il baissa un peu, et alla ainsi jusqu'à se permettre des publications finales telles que la Valise trouvée et le Mélange amusant

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