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qui sont en effet le fond du sac et de la valise.

Qu'on se figure Molière n'ayant pas à côté de lui Boileau pour l'exciter, le gronder, lui conseiller la haute comédie et le Misanthrope; Molière faisant une infinité de Georges Dandin, de Scapin et de Pourceaugnac en diminutif. C'est là le malheur dont eut à souffrir Le Sage, qui est une sorte de Molière adouci. Il n'eut pas à ses côtés l'Aristarque, et s'abandonna sans réserve aux penchants de sa nature, et aussi au besoin de vivre qui le commandait.

Un esprit, qui est aussi peu que possible de la famille de Le Sage, et qui se disait, en souriant, plus platonicien que Platon lui-même, M. Joubert, pensait à ce manque d'idéal chez notre auteur, quand il a laissé tomber ce jugement sévère : « On peut dire des romans de Le Sage qu'ils ont l'air d'avoir été écrits dans un café, par un joueur de dominos, en sortant de la Comédie. » Mais nous touchons là aux antipathies qui séparent nettement deux races d'esprits: ceux qui préfèrent le naturel à tout, même au distingué, et ceux qui préfèrent le délicat à tout,, même au naturel.

Le Sage avait soixante-sept ans quand parut le dernier volume de Gil Blas. Trois après (1738), il donna le Bachelier de Salamanque, auquel il tenait beaucoup, dit-on, comme à un fruit de sa vieillesse. Il suivit dans la composition de ce Bachelier son procédé ordinaire. Tout en le donnant comme tiré d'un manuscrit espagnol, il y mêla les mœurs françaises, celles de nos petits abbés, classe inconnue en Espagne; et en même temps, pour ce qui est de la description des mœurs du Mexique qu'on trouve dans la seconde partie du Bachelier, il la prit, sans le dire, dans la relation d'un Irlandais, Thomas Gage, qui avait été traduite en français bien des années auparavant. Mais tous ces emprunts, ces pièces de rapport, et les choses qu'il y mêlait de son invention, se fondaient et s'unissaient comme toujours dans le cours d'un récit facile et amusant.

Un autre ouvrage de lui, qui n'était certes pas un des moins bons, ce fut le comédien Montménil, son fils, acteur excellent et que ceux qui l'ont vu proclamaient inimitable. Montménil, qui avait été un moment abbé, mais qui n'avait pu résister à sa vocation,

jouait admirablement l'Avocat Patelin, Turcaret; il faisait aussi le marquis dans Turcaret, le valet La Branche dans Crispin, et en général il excellait dans tous les rôles de valets et de paysans. On peut dire qu'il jouait comme son père écrivait et racontait. Montménil ne faisait que traduire sous une autre forme le même fonds comique, le même talent de famille. Le Sage fut quelque temps avant de pardonner à son fils de s'être fait comédien, et comédien surtout à la Comédie-Française, avec laquelle il était en guerre perpétuelle pour son Théâtre de la foire. Mais, un jour, des amis l'entraînèrent à une représentation de Turcaret; il y vit son fils, reconnut deux fois son bien et son ouvrage, pleura de joie et redevint père. Il le redevint si bien, que la mort de Montménil, qui arriva subitement en 1743, fut la grande affliction de sa vieillesse.

« Le Sage ayant perdu Montménil, étant trop vieux pour travailler, trop haut pour demander, et trop honnête homme pour emprunter, se retira à Boulognesur-Mer, chez son fils le chanoine, avec sa femme et

sa fille. It venait presque tous les jours diner chez moi et m'amusait extrêmement. » C'est l'abbé de Voisenon qui parle; Voisenon était alors grand vicaire de l'évêque de Boulogne. Ce chanoine, fils de Le Sage, chez qui son vieux père alla finir ses jours, était un joyeux vivant lui-même : « il savait imperturbablement tout son Théâtre de la foire et le chantait encore mieux que la Préface. » Ecclésiastique de la force de l'abbé de Vcisenon, il eût fait un excellent comédien. Il y eut encore un troisième fils de Le Sage, qui se fit comédien et courut l'Allemagne sous le nom de Piltenee; mais ce dernier ressemblait aux moins bons ouvrages de son père.

Le Sage était sourd, il l'était déjà à l'âge de quarante ans. Cette surdité, qui augmenta avec les années, avait dû contribuer à l'éloigner des cercles du beau monde, mais elle n'avait en rien altéré sa gaieté naturelle. Il était obligé, pour converser, de se servir d'un cornet; il appelait ce cornet son bienfaiteur, en ce qu'il s'en servait pour communiquer avec les gens d'esprit, et qu'il n'avait qu'à le poser pour

ne pas entendre les ennuyeux et les sots'. Sur la fin de sa vie il n'avait le plein usage de ses facultés que vers le milieu de la journée, et l'on remarquait que son esprit montait et baissait chaque jour avec le soleil. Il mourut à Boulogne, le 17 novembre 1747, dans sa quatre-vingtième année. Le comte de Tressan, alors commandant de la province, se fit un devoir d'assister aux obsèques avec son état-major. La mort remit bientòt Le Sage à son rang, et celui qui n'avait rien été de son vivant, et de qui on ne parlait jamais sans mêler à l'éloge quelque petit mot de doléance et de regret, se trouve aujourd'hui classé sans effort dans la mémoire des hommes, à la suite des Lucien et des Térence, à côté des Fielding et des Goldsmith, au-dessous des Cervantes et des Molière.

Août 1850.

Nota. M. Depping, dans un article du journal le Temps (numéro du 29 décembre 1835), a donné, d'après un auteur anglais, quelques détails nouveaux sur Le Sage. Je traduirai

1 Sa surdité presque complète ne l'avait nullement empêché, durant des années, de suivre la représentation de ses pièces : il n'en perdait presque rien, et disait même qu'il n'avait jamais mieux jugé du jeu et de l'effet que depuis qu'il n'entendait plus les acteurs. (Diderot, Lettres sur les Sourds et les Muets ).

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