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toujours à l'abri de la foibleffe humaine, jufques fur le Trône où elle paroiffoit régner avec plus d'empire. Ce Héros fi renommé dans l'antiquité par la défaite de tant de monftres par des travaux inoüis & fi multipliés, ne vit-il pas fa Vertu & fa Gloire, s'éclipfer aux pieds d'Omphale?

APRÈS ces confidérations particulières, fi nous jettons les yeux fur les Etats dont la puiffance fait encore l'entretien du monde entier, nous ferons éblouis du haut point de fplendeur où ils font arrivés; mais après quelques Siècles de gloire, ils nous rameneront par leur décadence précipitée, à nous écrier, qu'il eft plus difficile de conferver que d'acquérir; nous verrons toutes les richeffes & tous les fceptres de l'Afie fe prêter rapi. dement à l'ambition du Méde, du Perfan, & du Macédonien : Toutes ces Puiffances englouties, ne pourront fatisfaire l'avidité du Romain, si l'Afrique & l'Europe ne deviennent sa proie; & le Romain s'eft à peine donné le titre de Maître du Monde, que fa grandeur & fon orgiieil font foulés aux pieds, par des ÑaNations, qui fongeant à leur tour à acquérir, fe partagent par des conquêtes faciles, ce que toutes les forces de Rome ne fçauroient plus conserver.

HONNEURS, Emplois, Richeffes, Réputation brillante, fruits de notre induftrie & de nos travaux, vous êtes encore plus les enfans du hazard, les biens & les préfens de la fortune; & nous ne devons pas être furpris, fi vous nous échappez fi facilement: En effet, MESSIEURS, tout ce que nous appellons Biens de fortune, porte avec foi un caractère d'instabilité, qui nous dit fans ceffe, que felon le cours ordinaire des chofes humaines, avoir acquis & poffeder, c'eft prefque toucher au moment de perdre ou de diffiper. La fortune est ennemie de toute poffeffion durable; il semble qu'elle ne veuille que nous prêter, que mettre en dépôt entre nos mains les Biens qu'elle nous confie, pour les redemander tôt ou tard au gré de fes caprices Tous les hommes ont un droit égal à fes faveurs; & comme elle n'est pas affez puiffante pour les rendre tous heureux en même tems, il faut néceffairement qu'elle dépoüille les uns pour enrichir les autres.

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IL semble même que nous avons tort d'accufer en cela fon inconstance; c'est juftice de fa part; c'eft fageffe d'entretenir ainfi un mouvement fi néceffaire au bon ordre de la Société ; de nourrir par là l'efpérance de celui qui n'a rien, tandis qu'elle avertit celui qui eft dans l'abondance de se tenir fur les gardes. Ce n'est point en aveugle qu'elle paroît nous reprocher & reprendre fes dons; elle en laiffe joüir plus longtems l'œconome qui s'eft montré plus intelligent & plus fage; & ce n'est pour l'ordinaire qu'au défaut de l'un qu'elle va éprouver la fageffe & l'habileté de l'autre.

MAIS fans nous arrêter à une Cause qui nous eft étrangère, nous trouverons au-dedans de nous-mêmes de quoi fentir le vrai de la maxime que je développe. Effayons donc de nous connoître. Preffés du defir d'acquérir, que fommes-nous ? des hommes actifs, laborieux, attentifs aux moindres circonftances qui nous annoncent quelque profit; un gain assuré nous dédommage de nos fatigues; l'incertain ranime notre espérance, & la moindre lueur favorable met en jeu toutes nos vertus, & plus encore nos paffions: Point d'ami plus empreffé que celui qui attend un fervice, qu'exige la fituation de fes affaires; point de client plus dévoué que celui qui voit fa fortune entre les mains d'un homme en place; point de Maître plus facile, plus affable, plus accommodant, que celui qui a befoin du concours de ceux qui lui font foumis, pour réüffir dans fes projets intéreffés: Les foins le dévorent en foule, & il s'en apperçoit à peine: emporté (comme il le dit lui-même) le tourbillon de fes affaires, il n'est plus à lui.

par

MAIS que l'Edifice ( Ouvrage de fes travaux) foit enfin achevé, ce n'eft plus le même homme à fon ardeur pour le travail, fuccéde une molle indifférence. Cet homme qui vouloit tout voir par fes yeux, tout examiner par lui-même, déformais se repofera volontiers fur autrui ; il aimera mieux relâcher de fes droits, que de difputer aux dépens de fon repos avec un injufte raviffeur. L'émulation ne lui montre plus de rivaux à dévancer; il voit fes égaux, fans fe défier d'eux; peu s'en faut qu'il ne trouve de la folie dans les mouvemens qu'on se donne

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pour amaffer. Heureux encore fi l'amour du plaifir ne vient
pas fe joindre à cette indolence & à ce défintéreffement pré-
tendu, car il n'est guéres possible que celui qui n'a jamais vû
la faifon des plaifirs, ne s'imagine qu'elle eft enfin venue, quand
rien ne lui manque pour fe les procurer. Marc-Antoine
Marc-Antoine partage
par fon activité la dépouille de Céfar, avec Augufte & Lépide;
& bientôt cet ambitieux Triumvir facrifie le fruit de tous fes
travaux, aux charmes de Cléopatre.

J..

pas

COMBIEN ce dernier écueil n'eft-il
à craindre pour
celui que la fortune a prévenu; & que des Pères laborieux ont
délivré à leurs dépens, du pénible soin d'acquérir? Si l'âge mûr
n'eft pas à l'abri des paffions qui entraînent le renversement des
fortunes, que fera-ce d'une jeuneffe emportée, que tout femble
folliciter à ne prendre confeil que de fes penchans? qui adopte
pour maxime, que les Biens de la fortune ne font tels qu'autant
qu'ils fourniffent aux plaifirs? Les richeffes, fans doute, font
la fource des agrémens de la vie ; mais les agrémens de la
vie font à leur tour les plus rapides deftructeurs des Ri-
cheffes. Le grand fecret de joüir fans diffiper, ne se fait
pas acheter moins chérement à la nature, que celui d'acqué-
rir; & l'Art de concilier la fortune & les plaisirs, eft plus
ignoré cent fois, que celui de courir après la fortune & de
l'atteindre.

JE paffe aux conféquences de la vérité que je viens d'établir,
& je me borne aux deux principales, qui renferment toutes les
autres. La première, eft, qu'il ne faut jamais plus se défier de
la fortune, que lorfqu'il femble que nous n'ayons plus rien à
lui demander; nous défifter entièrement de nos pourfuites,
c'eft pour elle une occafion de nous perfécuter on diroit que
tant que
nous fommes dévoiiés au travail & aux foins tumultueux
d'acquérir, elle foit affez contente de nous, pour prodiguer
fes récompenfes, ou qu'elle fe réduife alors à nous tenir dans
l'esclavage, par des faveurs qui nous font aimer fon joug; pour
exercer, au contraire, la plus dure tyrannie quand nous vou-
lons le fecoüer, & reprendre notre liberté on diroit qu'elle
ne peut demeurer dans l'inaction; qu'elle féme toujours, ou

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ses faveurs ou ses rigueurs, & qu'elle ne connoiffe point de milieu entre élever ou abbattre.

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MAIS quoi, MESSIEURS ? Prétendrois je que pour fe ménager toujours quelque intelligence avec la fortune, il ne faut point mettre de bornes à fes defirs? & ne peut-on trouver d'affurance que dans une infatiable avidité? Je n'ai garde de vous préfenter comme un préservatif contre la mauvaise fortune, ce qu'il y a de plus contraire à la confervation de ce que nous avons acquis. Je fçai qu'il en eft des fruits de nos travaux comme de ceux que la Terre fournit à nos befoins ou à nos délices ; ils doivent être prudemment ferrés, quand par la culture & à l'aide des Saifons favorables, ils font parvenus à leur point de maturité : Les confier plus longtems aux Campagites, dans l'espérance de les voir multipliés, & d'en tirer plus de profit, c'est les exposer à tomber d'eux-mêmes, & à ne pouvoir être confervés; ainfi le defir outré d'amaffer, peut faire renverser la fortune la mieux établie.

MAIS retranchons tout excès, & nous trouverons la vertu dans le jufte milieu. Comme dans le foin d'acquérir, celui de conferver entre néceffairement pour quelque chofe, puifque ce n'eft que par fucceffion de tems, que nous parvenons à réünir les parties qui font le total de notre bonheurs de même, le foin de conferver, pour être plus efficace, ne doit pas entièrement exclure celui d'acquérir: celui-là doit retrancher tout ce que celui-ci a d'inquiétant & de trop vif, pour en retenir précisément ce qui bannit l'indolence & l'oifiveté ; & l'un & l'autre produiront de concert cette fage economie, exempte des foucis qui nous tourmentent, & de la nonchalance qui nous endort.

C'EST cette fage œconomie, qui fans augmenter nos revenus, en fait néanmoins la partie la plus confidérable, par la folidité qu'elle leur donne: c'eft elle qui nous fait jouir fans avarice de ce que nous poffédons pour le préfent, & n'écarte pas moins les craintes que la prodigalité donne fur l'avenir; qui nous fait dépenfer généreufement & avec fécurité, fans rien diminuer de notre opulence; qui fournit même aux épanche

mens de la libéralité ; c'eft elle qui nous ménage des reffources, pour pouvoir, fi je puis m'exprimer ainfi, paitiser avec le hazard, lorfque des circonftances imprévues menacent notre fortune; qui nous prête au befoin, fans nous faire contracter aucune dette: fous fa conduite nous demeurerons dans un état plus tranquille que le repos même, parce qu'il fera toute notre sûreté.

MAIS pour en venir là, il ne fuffit pas de fe défier de fa fortune; il faut fur tout être en garde contre foi même ; & c'est l'autre conféquence qu'on doit tirer de ce que j'ai dit jusqu'ici. Oui, MESSIEURS, de zélés défenfeurs que nous étions de nos propres intérêts quand nous combattions encore pour arriver au terme de nos espérances, nous en devenons les plus dangereux ennemis quand la poffeffion éteint l'ardeur de nos defirs: le danger des profpérités ne fe trouve que dans la jouiffance. Eh! quoi de plus facile & de plus commun que d'en abuser? Or, tout abus entraîne nécessairement la ruine du fujet qui l'occafionne. Abuser de fa réputation, c'est véritablement l'expofer; c'eft en quelque manière y renoncer: abufer de fa fanté, c'est l'altérer: abufer de fes talens, c'est les rendre méprisables : abuser de fon crédit, c'est le perdre: abuser de fon autorité c'est la détruire: abufer de fes richesses, c'est les anéantir, c'est fe ruiner.

Si chacun fe demande compte à lui-même de l'ufage qu'il fait des Biens, des avantages ou des talens qu'il a reçus de la fortune, ou acquis par fes travaux, il jugera fans peine de ce qu'il doit fe promettre de l'avenir, quelque incertain qu'on le fuppofe. Il fentira facilement que fi la vanité l'emporte, jusqu'à affecter l'égalité avec ceux qui font au-deffus de lui, il retombera bientôt au-deffous de fes inférieurs mêmes; que s'il écoute le plaifir, jufqu'à s'en laiffer transporter, un fentiment si vif ne fçauroit être de longue durée, que les chagrins amers lui fuccéderont, & que fes richeffes & fes profpérités après avoir fourni aux excès, ne pourront pas même fuffire au néceffaire : que le fafte eft un Eclair, qui n'ébloüit les yeux que par la destruction instantanée de la vapeur qui le fait briller : que le luxe

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