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L'HISTOIRE que j'entreprends eft celle d'un Ordre Militaire que la charité fit naître, que la néceffité & le besoin agrandirent; d'un Ordre puissant par fes richesses, célebre par fa valeur, qui fut heureux dans fes commencemens, confidéré dans fon progrès, opprimé

enfin par Puiffances.

la calomnie, & anéanti par l'autorité de deux

Son origine fainte, fes exploits, fes Hommes illuftres, fes Grands-Maîtres, la part qu'il eut aux événemens des douzieme & treizieme fiécles méritent autant d'être connus que les annales d'aucune autre Chevalerie. Il n'est point de peuple en Asie, en Europe, où le nom & les faits d'armes des Templiers n'aient été connus ; il n'eft pas d'Historiens qui, pendant que cet Ordre a subsisté, n'aient parlé de lui : les uns l'ont tantôt loué, tantôt blâmé, felon leurs préventions, mais aucuns ne l'ont flatté par ces fades éloges qui défigurent à force d'embellir. Depuis fon extinction on s'eft cru autorifé à le noircir jusqu'à rendre l'original méconnoiffable; & ce que l'on en trouve dans la plupart de nos Ecrivains paroît fi peu mefuré, fi deftitué de critique & de vraifemblance, que ces Chevaliers femblent n'avoir figuré fur le théâtre du monde pendant cent quatre-vingtquatre ans que pour être un écueil perpétuel à l'Histoire.

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Si nos modernes, ceux même qui fe piquent d'exactitude, n'avoient fait que les confondre, tantôt avec les Hofpitaliers & les Teutoniques, tantôt avec les PorteCroix & ceux de Saint-Lazare; fi on s'étoit contenté de dire que S. Bernard fut leur premier Grand-Maître, qu'ils prirent leur origine des Hofpitaliers, qu'il y eut des Chevalieres du Temple, on négligeroit ces méprifes, comme chofes de peu de conféquence on pourroit même ne confidérer que comme des exagérations outrées ces fauffes imputations, qu'ils furent les plus méchans de tous les Orientaux (1); qu'ils fe battirent auffi fouvent avec les Hospitaliers qu'avec les Musulmans (2); qu'ils fe livrerent totalement aux plaisirs de la table, de la chaffe & de la galanterie (3); que plufieurs abjurerent leur religion pour embraffer le Mahométisme (4): mais avancer hautement que toutes les Hiftoires font pleines des trahisons qu'ils faifoient aux Princes Chrétiens, de concert avec les Infideles, des brigandages. qu'ils exerçoient contre les peuples qu'ils devoient protéger par leur inftitut (5); mais les accufer d'intelligence avec Saladin contre les Francs, d'avoir caufé la captivité de S. Louis, livré la Palestine à l'ennemi du nom

(1) Le P. Daniel, Hift. de France. (2) M. de Voltaire, Annales de l'Em pire.

(4) Hermant, Hiftoire des Conciles, tom. 3, pag. 336.

(5) L'Abbé Vely, Hifloire de

(3) David Hume, Hiftoire d'An- France. 'gleterre fur l'an 1327.

Chrétien en 1291, & de s'être enfin ligués pour empêcher qu'on ne la reftituât aux Occidentaux (6); imaginer qu'ils ont croupi pendant près de cent ans dans une corruption générale, qu'ils furent auteurs de toutes les pertes que firent les Chrétiens en Orient, qu'ils furent convaincus par une infinité de témoins (7), feindre qu'un certain Roger, prétendu Grand-Maître de l'Ordre, après avoir été chaffé de Syrie, ravagea Athenes, toute la Thrace & l'Hellefpont (8), enfin, que les pieces du procès qu'on leurs fit font fuppofées (9), c'est en impofer aux lecteurs, fe jouer de la crédulité des hommes, & faire voir jufqu'où peut aller l'impudence du mensonge. Il est vrai qu'ils ont failli; hé ! qui sont ceux qui n'ont point commis de fautes? Pour qu'une fociété n'eût jamais manqué, il faudroit, comme on l'a dit tant de fois, qu'elle fût compofée d'hommes qui ne fussent pas fujets à l'humanité. Mais comment voir d'un œil indifférent ces couleurs affreufes fi fouvent raffemblées pour faire de cet Ordre des portraits infamans, où l'on ne rougit pas de franchir les bornes de la vraifemblance?

« Les Templiers, dit-on, ainfi nommés parce qu'ils » fréquentoient fouvent les Eglifes, étoient des Héré» tiques, dont la fecte se forma, vers 1030, à Jérufa

(6) Chroniques de S. Denis.

(8) Joan. Heroldus, cont. Tyrii,

(7) Dupuy, Condamnation des Tem-lib. 5, cap. 13. pliers. Gaufridi, Hiftoire de Provence, (9) Hiftoire du Droit Public Eccléliv. 5, pag. 195. Item, le P. Daniel.fi aft ique François, tom. 2, pa 46.

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» lem, après la mort de Philippe - Augufte (*). Ils » avoient pour fimulacre une Statue de main de maître, qu'ils avoient revêtue d'une peau humaine, & qui » avoit, à la place des yeux, deux efcarboucles d'un » éclat merveilleux : c'eft à cette Idole qu'ils facrifioient. » Avec les cendres des corps qu'ils brûloient, ils compofoient un breuvage qui avoit la vertu de rendre » ceux qui en ufoient, d'autant plus fermes dans l'er» reur. Les enfans provenus d'un Templier marié avec » une vierge, étoient destinés à être rôtis, afin que la

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graiffe qui en découloit fervît à oindre le fimulacre, » & c'étoit là le culte le plus religieux qu'on pouvoir » lui rendre (10). »

On ne fait s'il en faut croire à fes yeux quand on rencontre de femblables peintures; les expofer c'est en montrer le vice & l'abfurde : j'y vois autant d'erreurs groffieres qu'il y a de traits injurieux; mais ma surprise eft extrême, & je ne puis en revenir, quand je retrouve ces portraits affreux chez ceux qui ont traité les premiers cette matiere que nous effayons, je veux dire chez Dupuy & Gurtler, Ecrivains trop crédules, l'un par préjugé contre l'Eglife Romaine, l'autre par envie de défendre une mauvaife caufe.

(*) Double Anachronisme, qui fait quante ans avant fa naillance. les Templiers plus anciens qu'ils ne font (10) Hofmanni Lexicon, littera T, de quatre-ving-huit ans, & qui met la poft LLoidium. Itera, Crinitus de homort de Philippe-Augufte plus de cin-neftâ Disciplinâ, lib. 24, cap. 1 3.

« Non-feulement j'eftime probable, dit Gurtler, » mais je regarde comme certain que l'Ordre en géné» ral, depuis fon accroiffement, s'abandonna au luxe, » à l'intempérance, à l'ivresse, à l'impudicité & à tous » les excès qui font les fuites ordinaires des richesses. » Et la preuve qu'il en donne eft finguliere. « C'est qu'alors » il n'y avoit ni Moines, ni Clercs, ni Chanoines, ni » Evêques, ni Cardinaux, ni Papes, qui ne fuffent dans » le même cas, & que quand ces Chevaliers auroient » eu la volonté de vivre autrement & en continence, » ils ne l'auroient pu fans miracle (11). »

A ces traits on reconnoît le Peintre, c'eft-à-dire, un Protestant intéreffé à défigurer ies objets, en exagérant les défordres des douzieme & treizieme fiecles, & en mettant fur le compte de tous les Corps Eccléfiaftiques ce dont il s'imagine les Templiers coupables. Son ouvrage parut, pour la premiere fois, à Amfterdam, en 1691, &, pour la feconde, en 1703; il a été réimprimé depuis à la fuite de l'Hiftoire de la condamnation des Templiers, en 1712. Ce traité est rempli de digreffions fur l'inftitution des Chanoines Réguliers, fur les Vœux Monaftiques, fur les Vêpres Siciliennes, & plufieurs autres matieres qui n'ont aucun rapport à fon sujet. Malgré ses préventions contre les Templiers, Gurtler n'a pu fe perfuader qu'ils fuffent tous coupables, ni

(11) Nicol. Gurtleri Hifloria Templar. § mihi 136, & pag. 296.

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