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quand elle songeait à l'avenir de ce bonheur! Enfin c'étaient de naïves et presque trop intimes confidences qu'elle n'eût jamais faites à un demi-inconnu, si certaines cordes très profondes n'eussent vibré en elle depuis son arrivée à Neptunevale. Tout en marchant à pas très lents, sur le sable bleuâtre de ce jardin clos, je réfléchissais une fois de plus au mystère des âmes, et comme la créature, en apparence la plus frivole, la moins capable des hautes émotions du cœur, pouvait recéler les trésors de la plus belle sensibilité, à l'insu des autres et à l'insu d'elle-même ; quand, tout d'un coup, le plus vulgaire des incidents nous interrompit, elle, dans ses innocentes effusions et moi dans ma philosophie silencieuse... Ce fut d'abord, de l'autre côté du mur, l'appel perçant et répété d'un coq, puis une voix de petit garçon qui criait, dans un mauvais anglais à peine intelligible :

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-"Cette fois je le tiens, je le tiens..." et avec douleur: "Ah! Il m'a fait trop mal!..." et la réponse d'une voix de femme qui disait: "La porte du jardin est ouverte, laissez-l'y entrer, il ne pourra plus s'échapper..." et presqu'aussitôt nous vimes par cette porte se précipiter l'objet de cette poursuite furieuse. C'était, en effet, un très grand et très beau coq qui s'enfuyait avec des appels de terreur et de colère, de toute la force de ses pattes. Ses ailes avaient déjà été liées par son bourreau, un des enfants de Paddy, celui justement qui nous avait été présenté comme le filleul du comte Jules. Ce petit garçon tenait une pierre qu'il lança, sitôt entré dans le jardin, avec tant d'adresse et de force que le coq tomba étourdi. En deux bonds l'enfant fut sur la bête, il la saisit avec des mains déchirées de coups de bec et qui prouvaient l'acharnement entre eux d'une lutte antérieure. Nous le vimes qui s'en allait, chargé de sa proie, vers une vieille femme, apparue à son tour devant la porte et qui répétait :

"Tenez-le fermement, Jules, tenez-le, tenez-le, mais sans l'étouffer. Il faut qu'il soit vivant pour que la chose réussisse...” "Je sens son cœur qui bat vite," répondait le petit garçon; "mais allons, tante Harriet... Sans cela mon grand-père n'aurait qu'à sortir..."

"C'est l'Harriet de la Banshee, celle qui n'a pas voulu

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nous voir," me dit Madame de Corcieux à voix basse. Quelle sorcière ! Suivons-les pour voir ce qu'elle veut faire de cette bête..."

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"Probablement du bouillon, tout simplement," répondisje à voix basse aussi et en riant, "à moins qu'il ne s'agisse de quelque plat national qui vous est destiné..."

-"Le petit garçon n'aurait pas peur de son grand-père, s'il en était ainsi. Mais prenons bien garde qu'elle ne nous aperçoive pas..."

Tout en échangeant ces impressions chuchotées, nous étions arrivés jusqu'à la porte par où l'enfant, le coq et la vieille femme avaient disparu. Germaine de Corcieux avança la tête prudemment, puis elle me fit signe que nous pouvions nous risquer L'allée du parc qui aboutissait au jardin était bordée de ces grands fuchsias dont j'ai parlé, en ce moment tout fleuris. La jeune femme me fit m'engager à sa suite derrière ce buisson de grappes pourpres. J'obéis à son caprice, en commençant à croire qu'en effet nous allions assister à quelque scène singulière. Bien nous en prit de nous être cachés de la sorte; car, à l'extrémité de l'allée, la vieille femme se retourna brusquement pour se rendre compte que personne n'avait pu la voir. Il faut convenir que son aspect justifiait les plus sinistres appréhensions. Elle était grande et d'une maigreur qui rendait encore plus frappante la lividité de son long visage. Elle se drapait dans un châle de laine noire, posé sur sa tête à la manière d'une mantille, et d'où s'échappaient des mèches de cheveux gris. Dans ses yeux bruns il y avait toute l'angoisse exaltée d'une de ces demi-folles mélancoliques, qui, aux temps anciens, passaient tantôt pour des devineresses et tantôt pour des possédées. Quoique les savants modernes ne voient dans ces infortunées que des malades, ils sont obligés de leur reconnaître des dons singuliers d'imagination et d'intuition qui expliquent le prestige dont elles continuent de jouir parmi les simples et qui les revêtent par moments, comme celle-ci, d'une véritable majesté. Je vis Madame de Corcieux frissonner à l'aspect de cette étrange figure. Heureusement, la folle ne nous vit pas, et, rassurée par la solitude, elle reprit sa marche avec l'enfant, qui continuait de tenir le coq réservé à un sacrifice dont je n'oublierai jamais la sauvage horreur. La vieille femme

et le petit garçon sortirent de l'allée, ils s'engagèrent le long d'un des bâtiments de la ferme et ils arrivèrent ainsi dans un cul de sac sur lequel donnait une porte. Ils étaient maintenant si absorbés que nous pûmes gagner, sans attirer leur attention, un hangar qui faisait face à l'endroit où ils se trouvaient. Là, dissimulés derrière un amas de bois coupé nous vimes, avec quel saisissement! la vieille femme tirer de sa poche un couteau, l'enfant lui présenter la tête de l'oiseau dans le cou duquel, à deux reprises, elle enfonça la lame, et, empoignant la bête à son tour, elle aspergea le sol du sang qui giclait par un jet noirâtre. Tandis qu'elle s'acharnait à cette affreuse occupation, une voix se fit entendre, qui appelait : "Harriet... Jules..." et le vieux Johnnie Corrigan lui-même déboucha d'un des bâtiments. Depuis que nous étions à Neptunevale, nous l'avons su plus tard, le principal souci du brave homme avait été de surveiller sa violente et irresponsable sœur. A tout hasard il était venu, vingt minutes auparavant, comme il faisait plusieurs fois par jour, voir si elle se tenait tranquille dans sa chambre avec le petit Jules, son gardien de cette aprèsmidi. N'ayant trouvé ni l'un ni l'autre, il continuait sa recherche. Arrivé à l'angle de la ruelle, il aperçut le garçonnet qui se sauvait à toutes jambes dans l'autre direction, et, devant ja porte, au fond, la vieille femme, son couteau d'une main, la bête égorgée de l'autre, qui ne s'interrompit pas du sanglant égouttement; et elle lui cria, sans se retourner :

- “Qu'est-ce que vous me voulez, Johnnie ?... Il faut attendre que j'aie fini..."

"Voilà donc à quoi vous vous occupiez, pendant que je n'étais pas là!..." dit le frère. Son rude visage que nous voyions de profil, exprimait un mélange singulier de crainte et d'indignation, et son discours nous fit aussitôt comprendre que ces deux sentiments se mélangeaient dans sa pensée : "Etes-vous une chrétienne ou non ?" continua-t-il d'une voix rude. "Le père O'Shaughnessey ne vous a-t-il pas défendu vingt fois d'avoir rien à faire avec les esprits?"

"Le père O'Shaughnessey n'a pas voulu venir les chasser lui-même," répondit la vieille Harriet. "Je m'aide comme je peux... Nos pères étaient d'aussi bons chrétiens que nous, et vous savez comme moi qu'ils n'ont jamais eu d'autre moyen

d'empêcher les morts de revenir dans les maisons hantées... Ceux-ci ne reviendront plus..." répéta-t-elle avec solennité, en étalant, de sa main ridée, sur la pierre du seuil, le sang encore humide. "Ils ne reviendront plus... Je pourrai dormir sans voir mon vieux maître et ma vieille maitresse. Depuis que ces autres sont ici, à courir dans toute la maison, comme des allumeurs de réverbères, leurs figures à eux étaient trop tristes... Je ne pouvais pas supporter cela... Je ne pouvais pas... Mais," acheva-t-elle, "je suis tranquille; ils se vengeront!"

Elle avait prononcé ces derniers mots avec une énergie passionnée, qui parut l'avoir épuisée. Pendant une minute peut-être elle se tut, accroupie par terre, la tête couverte de son châle. Puis lentement, lentement, elle commença de se lamenter, jetant des gémissements rauques et inarticulés qui parurent rendre à son frère un peu d'énergie, car il était resté immobile et comme terrassé devant la vocifération de sa sœur. Cette fois il marcha droit vers elle, il lui prit des mains le coq égorgé et le couteau, et il plaça l'un et l'autre derrière une pierre, se réservant de faire disparaitre plus tard, sans doute, ces restes révélateurs de cette scène de sorcellerie. Puis il saisit Harriet elle-mème sous les bras, il l'enleva de terre avec une facilité qui prouvait quelle étonnante robustesse ce corps de paysan avait conservé malgré l'âge, et il l'emporta dans la maison en refermant la porte derrière lui.

Toute cette scène avait été si rapide et si fantastique à la fois que nous n'avions réellement eu, Germaine de Corcieux et moi, ni le temps, ni la présence d'esprit d'échanger un seul commentaire. Quand nous nous regardâmes, la porte de la maison fermée, je vis que ma compagne était très pâle et qu'elle tremblait. Je me rappelai ce que son mari m'avait dit, dès le premier jour, de ses tendances superstitieuses et j'essayai d'arrêter net ce choc nerveux par des plaisanteries :

"Si l'on vous avait dit," fis-je en riant, "que vous assisteriez jamais au sacrifice d'un coq par une magicienne irlandaise, avouez, Madame, que vous eussiez été bien étonnée..."

"Ne vous moquez pas," me répondit la jeune femme en me saisissant le bras. "Vous finiriez de nous porter malheur... Vous l'avez entendue: ils se vengeront...'

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Voyons," lui dis-je, tout à fait inquiet cette fois de son accent. "Vous n'allez pas vous imaginer que le comte Jules et la comtesse Françoise ont choisi, pour revenir sur la terre, la chambre de cette vieille insensée, ni que le sang de ce coq égorgé sur la pierre du seuil va les faire rentrer dans leurs tombes, comme des diables dans une boite..."

-

"Je ne m'imagine rien," reprit la comtesse.

sais que j'ai peur.....”

"Peur de quoi ?" insistai-je.

"Mais je

"Qu'ils ne se vengent vraiment, comme cette femme l'a dit..." répéta-t-elle, et passant ses mains sur ses yeux comme quelqu'un qui veut se réveiller d'un mauvais sommeil, "c'est cette maison, ce pays, ces gens, toute cette vie si différente de la nôtre et qui me fait l'effet d'un conte des Mille et une Nuits!... Vous allez croire que je suis folle. Ah! N'y pensons plus... Mais "et elle eut un éclair suppliant dans ses yeux bleus" attendez pour raconter à Maxime cette histoire de la vieille Harriet que je la lui aie dite moi-même. Pas avant que nous ne soyions partis d'ici, pour ne pas l'énerver à son tour..."

"Je vous le promets," lui répondis-je. "Mais vous-même, promettez-moi de ne pas vous laisser aller à cette impression de tout à l'heure."

"Je vous le promets aussi," et elle se mit à rire d'un rire nerveux. "Vous voyez, c'est fini. Mais rentrons pour ne pas avoir l'air d'espionner ces pauvres gens."

La charmante enfant était sincère dans son désir de se dominer, par amour pour la tranquillité de son mari, dont elle savait mieux que moi les scrupules, les hésitations, presque les remords grandissants. Elle y réussit durant toute la soirée, qui se passa de la manière la plus paisible, et sans qu'aucune allusion fut faite à la bizarre scène de mœurs locales dont un hasard nous avait rendus les témoins, Germaine de Corcieux et moi. Mais à mesure qu'approchait l'instant de nous séparer, je pouvais lire dans ses claires prunelles une terreur renaissante, celle sans doute de voir, elle aussi, apparaitre dans les ténèbres de minuit le visiteur et la visiteuse d'outre-tombe dont la vieille Harriet avait si solennellement conjuré la présence, Et moi-même

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