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Au début de cette lettre Tourguéneff fait allusion à un léger malentendu qui s'était produit au sujet de la publication de l'œuvre posthume de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, dans la Nouvelle Revue. D'ailleurs, le différend fut bientôt aplani par Tourguéneff, comme le montre son billet à Madame Commanville, daté du 29 novembre 1880, et où nous lisons: "Voici le traité dûment signé. L'autre exemplaire est resté aux mains de Mme Adam. Elle prie M. Commanville de lui apporter le manuscrit demain (mardi) à 3 h. 1⁄2...

"Je suis très content que cette affaire soit arrangée, et je vous serre cordialement la main."*

* La deuxième série des Lettres de Tourguéneff paraîtra en Janvier 1897. -Note de la Rédaction.

LE LIVRE A PARIS.

Gyp : Bijou-Emile Gebhart : Moines et Papes, essais de psychologie historique. UN volume de Gyp. Ce n'est pas une chose très rare, et notre fécond écrivain lasse un peu la critique à le suivre. Je m'arrête à celui-ci parce que c'est un des meilleurs que Gyp ait publiés depuis longtemps, un des plus réfléchis, des plus concentrés et des mieux conduits.

On connaît la carrière littéraire de la femme très intelligente et très observatrice sans en faire son métier, qui, ayant une première fois signé "Gyp" un article de journal, ne s'est pas donné la peine de changer de nom littéraire et à fini par signer "Gyp" toute une bibliothèque.

Elle commença par des scènes de mœurs tout à fait originales, d'une vivacité et d'un relief à souhait, où, très probablement, ne paraissaient que des personnages qu'elle connaissait personnellement, et qui, à cause de cela, avaient un air de vérité presque indiscret. C'est la bonne méthode. "Je voudrais être peintre d'histoire," disait un débutant à Courbet; "je sens que c'est ma vocation."-" Et moi je le crois; en conséquence commencez par mettre trois mois à faire le portrait de M. votre père." Flaubert en disait autant à Maupassant: "Mets-toi à ta fenêtre, et quand tu ne pourras plus te défendre contre l'obsession que tu en auras, décris la maison d'en face, le monsieur du second, et la petite femme du cinquième."

Tant y a que c'est ainsi que Gyp débuta, et ce fut exquis. Elle voyait bien, quoique sans aucune profondeur, et elle avait le don, non pas précisément de la vie, de toute la vie, mais du dialogue vrai et vivant. Un vieillard me disait alors: “Ça, je vois d'ici; c'est une bavarde qui sait écouter. Il n'y a rien de plus rare. Madame de Staël ne savait que parler. George Sand ne savait qu'écouter. Aimer la conversation jusqu'à

l'écouter tout en y prenant part, c'est un don. Elle peut aller loin, votre Gyp."

En attendant, ses dialogues étaient si caractéristiques, qu'il en sortait, pour ainsi dire, qu'il en jaillissait des caractères. C'était Madame d'Allaly, c'était Bob, c'était Folleuil. Trois types, après tout, dont elle a doté la littérature. Trois demitypes, si vous voulez ; mais nous ne faisons plus les choses qu'à demi, et c'est bien joli encore.

Folleuil, surtout, était remarquable. Un ambigu excellent d'Alceste et de Philinte. Désabusé, ironique, indulgent, bourru, spirituel, avec un tact extraordinaire dans le degré de mauvaise éducation qui est un piment parmi les gens bien élevés. C'était tout à fait trouvé. Folleuil eut les honneurs de la reproduction réelle, comme les héros de Balzac. Certains, dans le monde, jouèrent les Folleuil. Ce n'était pas très facile. L'insuccès des imitations démontra que Folleuil, quoiqu'il eût ses procédés, n'était pas tout en procédés. Il avait un fond solide. C'était bien un être véritable.

Telle fut la première manière de Gyp, celle qui est marquée en librairie par Autour du Mariage, Autour du Divorce, Petit Bob, etc.

Elle eut une seconde manière, qui fut... moins bonne. Nous crûmes un instant que c'était fini. Cette seconde manière, mon Dieu! elle consistait à exploiter et à délayer la première. D'Allaly reparaissait sous différents noms, et Folleuil et Bob, tous plus pâles, un peu fatigués d'avoir dit tout ce qu'ils avaient à dire, et puis, prenant la place principale et le premier plan, les comparses, hommes du monde imbéciles, vicomtes idiots, marquis gâteux, échangeant une ombre déplorable de propos et une absence navrante de toute idée. Tout cela était pour exprimer le vide d'un certain monde, qui existe peut-être; mais, vraiment, c'était trop bien; ça l'exprimait trop. A un certain niveau du monde des lecteurs on commençait à s'abstenir de lire du Gyp. Le chiffre des tirages ne baissait pas, je crois; mais ce qui baissait, certainement, c'était autre chose.

Tout à coup et c'est pour cela que je prends la plume aujourd'hui tout à coup un nouveau Gyp se révéla, qu'il faut que connaissent ceux qui ont interrompu leur commerce avec

Gyp. C'est dans Passionnette, dans le Bonheur de Ginette, dans Bijou enfin, que s'est produite cette révélation. Gyp, sans s'en apercevoir peut-être, par le seul effet du temps, avait mûri. Elle était capable de voir par delà les gestes des personnes et les superficies des êtres humains, de percer l'écorce, et de pénétrer (un peu) dans l'intérieur d'une ame. Elle gardait toutes ses anciennes qualités: le naturel, le sens du vrai, le don précieux de n'être pas un auteur, de ne pas écrire comme un auteur et de ne pas intervenir dans son œuvre comme un auteur; et de plus, en présence d'un homme, d'une femme surtout, sans cesser d'en bien saisir tout l'extérieur, elle commençait à voir ce qu'il y avait dedans. Passionnette surtout, qui, à mon avis, est, jusqu'à nouvel ordre, le chef-d'œuvre de Gyp, histoire douloureuse et simple, pathétique sans le moindre apprêt, nous déroule avec une précision naïve, si je puis dire, avec une science sûre qui n'a pas l'air de se douter qu'elle est savante, l'évolution d'une passion profonde, tyrannique et mortelle, forte comme un instinct, étonnée d'elle-même, stupéfaite de se sentir stupide, et effarée de se sentir incurable. Et ces choses terribles sont exposées avec simplicité, tranquillité, une certaine douceur même et une résignation tendre; et la pauvre femme qui sait qu'elle en mourra et qui sait pour quel prodigieux idiot elle meurt, plie avec un sourire souffrant sous la fatalité qui la brise, de l'air étonné, doux et calin encore des petits enfants qui se laissent glisser dans la mort.

Le Bonheur de Ginette est encore l'histoire d'une passion féminine; car autrefois Gyp peignait toujours des femmes que tout le monde aimait et qui n'aimaient personne, et maintenant elle peint assez souvent des femmes qui aiment et qui sont peu ou mal aimées. L'observateur généralisateur en concluerait certainement que de 1870 à 1896 le caractère des femmes de France a complètement changé. Je ne crois pas qu'il faille instituer une conclusion si générale. Le Bonheur de Ginette est très inférieur à Passionnette, et la fin en est bien manquée. Mais il contient une étude qui eût fait le bonheur de Marivaux, l'étude des commencements d'un amour qui s'ignore, qui se pressent, qui se découvre, qui s'étonne de luimême et prend un plaisir inquiet à se découvrir. Cela fait une moitié de volume au moins tout à fait distinguée et toute char

mante. Et puis (quel bonheur !) ce n'est pas écrit, ce n'est jamais écrit. L'auteur de Ohé! les Psychologues! en est bien venu à faire de la psychologie, Dieu merci! mais elle en fait, sinon sans le savoir, du moins avec les habitudes de quelqu'un qui n'a jamais eu souci d'en faire. Et donc, ce n'est pas elle qui raconte une âme et qui l'analyse; ce sont les faits seuls qui analysent et qui racontent, tous bien choisis, tous significatifs, en progression naturelle, et si instructifs par eux-mêmes qu'ils n'ont pas besoin des explications et commentaires de l'auteur. Ce sont les faits qui écrivent le roman de l'âme de Ginette. Voilà qui n'est pas vulgaire. Ah! que c'est dommage que la seconde moitié du Bonheur de Ginette,-allons, mettons le troisième tiers,-soit peu lisible !

Bijou est excellent d'un bout à l'autre, presque sans aucune défaillance. J'aurai quelques réserves à faire; mais on verra qu'elles sont légères, et qu'encore c'est peut-être bien moi qui me trompe.

"Bijou," comme on l'appelle dans sa famille, c'est-à-dire Mademoiselle Denyse, est une de ces personnes, comme vous en avez tous rencontrées, au moins une fois,-car il y a de bons jours dans la vie, — qui sont la joie, la lumière, le soleil, l'air frais, le foyer tiède, le sourire et l'éblouissement et la "grâce" de toute une maison. Elle est jolie, elle est spirituelle, elle est bien disante, elle est serviable, elle est intelligente; en cinq minutes elle a rendu dix services et dit vingt paroles obligeantes. En trois jours, où qu'elle soit, elle a mis toute la maison dans sa poche. Dès qu'elle est là, tout s'anime, tout s'illumine, tout rayonne. "Le toit s'égaie et rit." Disparait-elle ? C'est le soleil qui s'est couché. Inquiétude et malaise. Il manque

quelque chose. Il manque tout. "Où est Bijou? Où est Denyse? Mais, on ne peut se passer de Denyse! On ne peut rien faire sans Bijou !"-" Mais, me voilà!" (car elle ne se couche jamais). Tout le monde respire. "Ah! Bijou ! cher Bijou ! Ma bonne petite Denyse!" Grand père, grand mère, père, oncle, cousines, cousins, marmots, serviteurs, fermiers, précepteur, abbé, professeur de musique, ouvrières à la journée, tout le monde, sans aucune exception, est amoureux d'elle. Son secret est bien simple: ne penser jamais qu'aux autres, penser à tous les autres,

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