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nisation de Pie IX, ce qui est encore de l'histoire, mais de l'histoire qui commence. Les deux études les plus importantes que ce volume contient sont celle qui a trait à la Chronique de Glaber, et celle qui concerne les Borgia. Dans son enquête psychologique sur le pauvre moine de l'an 1000, M. Gebhart réduit à rien, ou tout au moins à très peu de chose, cette légende de la terreur de la fin du monde que l'Europe entière aurait éprouvée aux approches de l'an 1000 après Jésus-Christ. Quelques historiens imaginatifs, Michelet surtout, sans précisément faire sur ce point une véritable erreur, avaient exagéré l'importance de certains textes et n'avaient point assez remarqué à quel point nombre de documents officiels, nombre d'actes authentiques prouvent que cette croyance était à peine un préjugé populaire, et fut plutôt préjugé local, peut-être même individuel. La vérité est que ni papes, ni rois, ni autorité ecclésiastique, royale, seigneuriale ou judiciaire ne crut que le monde allait disparaître à la naissance de l'année 1001. Il n'y eut nullement angoisse universelle à cet égard.

La véritable angoisse, la véritable terreur de l'an 1000, et, du reste, de cinq ou six siècles du moyen-âge, ce fut la peur du démon. J'ai toujours été persuadé que l'humanité est manichéenne; mais ce qui me paraît prouvé c'est que le moyenage a été manichéen jusqu'aux moelles. Toutes les hérésies du moyen-âge, hérésies tristes, plates ou folles, très sottes, très puériles, qui n'ont rien de la grandeur intellectuelle des cinq premiers siècles, sont hérésies manichéennes; mais les orthodoxes eux-mêmes, sans s'en douter, sont manichéens de tout leur courage. Ils adorent Dieu et le Diable, exactement. Si vous préférez, ils aiment Dieu et ont peur du Diable; ce qui revient à dire qu'ils adorent Dieu à la manière chrétienne et adorent le Diable à la manière antique; car le Paganisme est crainte des Dieux et le Christianisme amour de Dieu, et c'est la grande différence. Mais ils ont peur du Diable, autant qu'ils ont amour de Dieu et ces deux pensées se partagent exactement et également leur esprit.

Ils voient le Diable partout, tantôt sous la forme d'un bouc, tantôt, comme Alexandre VI, sous la forme d'un singe. Glaber, beaucoup plus judicieux, le voit sous la forme d'un homme: "Un petit monstre noir à forme humaine. Il avait,

autant que je pus le reconnaître, le cou grêle, la face maigre, les yeux très noirs, le front étroit et ride, la bouche énorme, les lèvres gonflées, le menton court et effilé, une barbe de bouc, les oreilles droites et pointues, les cheveux raides et en désordre, des dents de chien, l'occiput en pointe, la poitrine et le dos en bosse; il s'agitait et se demenait furieusement."

Bref, c'était ce que M. Lombroso appelle un dégénéré. C'était un beau type de dégénéré. Il est naturel.

Voilà le personnage qui a hanté l'imagination du moyen-âge perpétuellement. Moines dans leurs cellules, écuyers chevauchant, rois sur le trône, papes sous la tiare, particulièrement à leur lit de mort, paysans à la charrue, paysannes au rouet, le sentent présent, ricanant derrière le pilier du cloitre, le buisson du champ, le bahut de la chaumière. Il est leur compagnon intime, leur famulus inséparable. A force d'obsession, de suggestion, il en vient à se faire aimer, et il est au fond des folies sataniques, des sorcellomanies, et des hérésies brusques et soudaines qui se répandent impétueuses et dévorantes, comme des Jacqueries intellectuelles. C'est un bien affreux temps que ces cent années autour de l'an 1000; c'est le siècle de la grand peur; et l'on sort de la chronique de Raoul Glaber comme d'un bon cauchemar.

Celle de Jean Burchard, chapelain et maître des cérémonies du Vatican, de 1483 à 1506, tranquille et imperturbable historiographe, Suétone des Borgia, Dangeau d'Alexandre VI, n'est pas moins intéressante et n'est guère moins effroyable. Avec cet excellent guide, contrôlé par quelques autres, M. Gebhart a refait, avec plus de précision qu'elle n'avait jamais été faite avant lui, l'histoire de l'épouvantable famille Borgia. On revoit, marqué de traits plus exacts, et, je crois bien, définitifs, ce passionné, énergique, actif, beau parleur, sensuel et fastueux Alexandre VI, tout en dehors, et ce taciturne, renfermé, sournois, sombre, concentré, obstiné, acharné, "d'une suite enragée" comme dit Saint-Simon, tenace, féroce et indomptable, César Borgia, tout en dedans; et entre eux deux, cette figure effacée et pâle de Lucrèce Borgia, si défigurée par la légende et la littérature, toute passive, toute abandonnée, toute veule, instrument aux mains de son terrible père et de son frère

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effroyable, qui adore doucement les quatre maris que la politique de sa famille lui donne et lui retire successivement, et qui finit par disparaître de l'histoire par dégradation, par enfoncement et dispersion dans le brouillard, comme si elle avait glissé de la pénombre dans la nuit. Tout le livre de M. Gebhart est d'une lecture attrayante et d'un grand profit intellectuel.

EMILE FAGUET.

NO. X. (VOL. IV.

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REVUE DU MOIS.

JE crains fort, je l'avoue, que l'Europe, l'Occident civilisé, la Chrétienté, comme disaient d'un mot si sobre et si plein nos pères, ne soit en train de faire courir un terrible danger à quelques-unes des causes qui lui sont le plus chères pour ne rien dire de quelques-uns des intérêts qui la touchent de plus près. Un général qui avait souvent eu l'honneur de commander les soldats de l'une des plus grandes puissances militaires du milieu de ce siècle et de remporter quelques-unes des victoires les plus signalées de cette période, disait, un jour, à des auditeurs surpris et presque scandalisés de son langage: "Qui n'a pas vu une panique, n'a rien vu." Et il décrivait avec la sobre et simple éloquence d'un témoin oculaire la soudaine apparition de ce spectre de la déroute, ce brusque effarement des plus braves vétérans, cette contagion irrésistible de la terreur sans motif, cette épouvante s'emparant tout à coup des plus fermes courages et transformant en fuyards éperdus ceux qui eussent été les héros d'une bataille rangée.

Je me souviens encore du frisson qui passait dans les veines de ceux qui entendaient cette confession d'un soldat dans le salon de la place Saint-Georges où l'historien du Consulat et de l'Empire donnait d'ordinaire à la causerie des thèmes plus réconfortants. Eh bien! si les armées, si les vieilles gardes elles-mêmes, si les guerriers les plus éprouvés et les plus vaillants ont leurs paniques, qui, en une minute de folie, détruisent le résultat de longs mois de discipline et d'éclatantes journées de gloire, l'humanité, l'humanité civilisée, est sujette à de semblables accès d'hystérie sentimentale qui, en quelques instants, risquent de défaire l'œuvre de siècles de labeur et de

raison. Il n'est pas facile de remonter ces grands courants. Quand bien même on pourrait démontrer que l'on a toujours servi la cause de la liberté des peuples et du progrès international et que l'on a même offert quelques sacrifices sur un autel, le premier ou le dernier venu qui crie fort, qui se pose en intraitable champion de la justice et en adversaire irréconciliable de l'oppression, a beau jeu pour flétrir votre tiédeur ou même pour accuser votre complicité. Les mêmes gens qui, il y a quelques mois à peine, vous reprochaient de prêter infiniment trop d'attention aux plaintes à demi étouffées d'une nationalité qui n'avait pas encore eu l'heur de devenir fashionable, vous déclarent tout net qu'un grand courant sentimental s'est formé et que c'est être bien maladroit que de ne pas s'y abandonner entièrement et de croire devoir faire certaines réserves en faveur de la vérité et de l'équité.

Le lecteur qui m'a suivi jusqu'ici aura compris qu'il s'agit de l'Arménie et de l'étonnante explosion de philanthropie bel liqueuse qui a suivi les évènements du 26 août et des jours suivants à Constantinople. Jusqu'à cette date il était presque impossible d'intéresser l'opinion aux griefs, aux aspirations légitimes de cette nationalité souffrante. Depuis lors, il faut s'exposer aux interprétations les plus défavorables, pour ne pas dire aux plus flétrissantes accusations, si l'on tient à conserver son sang-froid et son impartialité. Rien n'est plus curieux, au point de vue psychologique, que l'histoire de ce revirement.

Vers la fin d'août, l'opinion publique en Europe, bien qu'un peu lasse des interminables complications de la question d'Orient, s'occupait, non sans quelque langueur, mais avec l'espoir d'une solution plus ou moins prompte, de la crise crétoise. Tout indiquait que sur ce point, du moins, un règlement allait intervenir. Les puissances, un instant déconcertées par l'affectation de l'Angleterre de se tenir à l'écart de leur concert et de répudier un peu bruyamment le projet de blocus, du reste assez mal çoncu et étudié, du comte Goluchowski,-les puissances venaient de se ressaisir. Sur l'initiative avisée de M. Hanotaux, qui dans toutes ces négociations s'est volontairement effacé lorsqu'il s'agissait de réclame et d'ostentation, mais a joué le rôle utile de conciliateur et de metteur en train, la conférence des ambassadeurs à

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