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pleurait toujours, et ne répondait pas. C'était trop tard elle ne comprenait pas cette langue qu'on ne lui avait jamais parlée. Son mari prit sa main, qu'elle abandonna, toute inerte et passive; il supplia :

Réponds-moi, je t'en prie! Dis-moi que tu ne m'en veux pas, que tu comprends que ce n'est pas ma faute, que tu auras du courage pour supporter notre malheur... Dis-moi quelque chose, ce que tu voudras, ce que tu pourras, un mot qui me donne des forces !...

Madame Audebert gémit :

Ah! je suis bien malheureuse !...

Ce cri d'égoïsme tomba lourdement sur le coeur de Marc. Il làcha la main qu'il tenait,-naufragé qui renonce à l'épave trop faible pour le soutenir. Un moment encore, ils se turent. Puis Madame Audebert, interrompant ses larmes, se mit à parler, lentement, par petites phrases qui tombaient à de longs intervalles, sans liaison visible, plainte inarticulée de toute une vie :

Quand nous serons Du courage? Ah! Mais la misère, non,

Que veux-tu que je te réponde ?... pauvres, qu'est-ce qui nous restera ?... oui, du courage, il en faut toujours!... non! Plus à présent, plus !... Je n'ai pas la force!... Autrefois, oui, peut-être... quand nous avions la jeunesse !... Mon Dieu! pourquoi ne m'as-tu jamais parlé comme tout à l'heure !... Moi aussi, tu comprends, j'ai fait banqueroute... Il y a longtemps, oh! bien longtemps !... Je croyais alors qu'il y a dans la vic tant d'affection... Mais non; l'argent, les affaires... Les affaires, l'argent: tu ne m'as jamais montré que cela... Et voilà que cela s'effondre à son tour... Je croyais, moi, que cela du moins était solide... Pourquoi me l'as - tu fait croire ?... Comment veux-tu que nous vivions, si nous sommes pauvres?... Nous n'avions que notre richesse... Voilà que nous ne l'avons plus... Il y a tant de gens qui savent amasser des trésors de bonheur !... Nous, pas...

Le sens de ces confuses paroles se dégageait très clair pour le malheureux : c'était bien, comme elle le disait, une autre banqueroute, qui venait compléter la première. Et il se rappelait l'être charmant et tendre dont son indifférence avait séché le cœur, la petite âme prête à s'épanouir qu'il avait

forcée à se replier, à se ratatiner, à se taire,--sans méchanceté, mon Dieu, sans parti pris de sa part: parce que le temps lui manquait, parce que les affaires le prenaient tout entier, parce qu'il ignorait la valeur de ce capital inappréciable : l'affection, dont sa débâcle venait, trop tard, de lui révéler le prix. Cependant, Madame Audebert continua:

Tu ne croyais pas à ce trésor-là, mon pauvre ami... Tu ne croyais qu'aux autres... Oh! qu'ils étaient fragiles !... Tandis que, si... à quoi bon remuer ces choses?... Nous sommes ce que nous sommes, nous ne pouvons plus nous changer... On ne refait pas deux fois sa vie... Pour nous, c'est trop tard... Mon Dieu! mon Dieu! que nous sommes malheureux !...

Comme elle recommençait à sangloter, Audebert se leva, très sombre, et, de sa voix de maitre qui tout à l'heure avait tremblé :

- Il faudra pourtant te faire une raison, ma chère amie, dit-il. Les larmes ne sont d'aucun secours dans des difficultés comme les nôtres... Tu as du bon sens, tu es de bon conseil : je voudrais causer avec toi de ce que nous aurons à faire... Ce sera pour plus tard, quand tu seras plus forte...

Et il s'éloigna.

Ah ! que la veille il connaissait mal encore son malheur ! Il se désespérait devant le bilan lamentable de ses affaires qui le précipitait à la ruine; et voici qu'un autre bilan lui montrait un nouveau désastre. Demain, les gens diraient de lui: "Marc Audebert est en faillite... Est-ce possible? Lui, un homme si habile, si fort !... Lui que chacun croyait plus malin que tous les autres !..." Eh bien, oui: lui, l'homme fort, habile et malin, il avait en réalité mal conduit ses affaires et gaspillé sa vie. Oh! comme il le voyait clairement, à cette heure! Comme il voyait que, s'il est facile d'édifier une fortune en brassant des affaires, il l'est moins de la conserver! Comme il voyait que, si l'on fonde une famille, il faut savoir l'aimer ! Comme il voyait que les biens les plus tangibles ne sont point les plus réels, et qu'on a moins de chances d'être dupe en cultivant son coeur qu'en remplissant son coffre-fort! Et tandis qu'il se dirigeait à petits pas vers son usine en plein mouvement, que pour la dernière fois il allait visiter en maitre, il songeait

obscurément que le silence des machines muettes et des fourneaux éteints n'est pas plus douloureux que celui des ames mortes, et que des deux bilans qu'il venait d'établir, c'était bien le second, si rapide, si foudroyant, qui lui avait réservé la plus cruelle surprise.

EDOUARD ROD.

LA VISITE DU TSAR A PARIS.

ON a cité souvent le mot de Mme de Staël : "Un désir russe mettrait le feu à une ville." Nous venons d'en vérifier la justesse. Si le jeune empereur de Russie a ressenti le désir— et quel homme ne l'eut ressenti à sa place?-de recueillir l'affecteux hommage d'un peuple entier, il a suffi de ce désir pour mettre le feu à la ville de Paris, à une ville dont la population normale avait doublé ; cet incendie moral s'est propagé avec une rapidité électrique jusqu'aux plus lointains hameaux de notre France. Durant la semaine passionnée, il eût fallu changer pour Nicolas II la vieille image héraldique des empereurs ce n'était plus le globe qu'il tenait dans le creux de sa main, c'était bien réellement le cœur du peuple français. La veille de l'arrivée du Tsar, un de nos écrivains les plus remarquables par l'acuité du don visuel, comparait spirituellement la France à une amoureuse qui attend le bien-aimé. Ces manifestations populaires, si touchantes dans leur naïveté, si grandioses dans leur unanimité, ont fait sourire et médire de nous à l'étranger. Des esprits hostiles, ou simplement prévenus contre notre caractère national, l'ont sévèrement jugé à cette occasion. Je voudrais leur demander de rechercher ici, avec un spectateur attentif et en garde contre tout parti pris, les raisons qui expliquent et justifient cette explosion d'enthousiasme.

Tous nos journaux sont d'accord pour développer ce thème : La visite du Tsar à Paris demeurera l'un des évènements principaux du siècle, elle ouvre une ère historique, ses conséquences possibles sont incalculables... —Je ne pense pas qu'ils exagèrent beaucoup l'importance du fait; mais je crois qu'ils se

méprennent parfois sur sa véritable signification. On paraît surtout frappé de ce prétendu miracle: un tsar autocrate, le plus absolu souverain d'Europe, se faisant l'hôte cordial et déférent d'une république fondée sur le principe démocratique, pour ne pas dire sur l'esprit révolutionnaire. S'il n'y avait pas autre chose dans le rapprochement franco-russe, ce ne serait là qu'une des expériences habituelles de ce grand chimiste, l'intérêt politique, qui a opéré tant de combinaisons semblables entre des éléments réfractaires. Nous avons dans notre propre histoire des précédents aussi surprenants. Quand Francois I fit alliance avec le Grand-Turc, l'étonnement ne fut pas médiocre dans la Chrétienté; étonnement plus vif encore, cent ans après, et qui alla jusqu'au scandale pour les bons catholiques, lorsque le Cardinal de Richelieu scella, sur le brasier mal éteint de nos guerres de religion, l'alliance avec les Etats protestants contre l'empereur apostolique. Les vieux combattants papistes durent éprouver alors des suffocations toutes pareilles à celles des hommes de cour qui s'exclament aujourd'hui devant l'accolade donné à la République par l'arrière-petit-fils de Nicolas Ier,--lequel refusa de frayer avec. Louis - Philippe, mais reconaut de fort bonne grâce la République de 1848. Et de quels contrastes s'étonnerait-on, au siècle qui a promené le soldat corse de la Révolution dans les palais des vieilles races royales, jeté l'héritière de l'une d'elles dans son lit?

Certes, c'était une scène de mœurs piquante, celle où nous assistions pendant le dressage des chevaux de Montjarret ; quand les gardiens de la paix républicaine embrigadaient les gamins de Paris pour pousser aux oreilles de ces chevaux le cri qui eût fait conduire ces gamins au poste huit jours plus tôt, le cri de : "Vive l'empereur!" prudemment essayé, afin d'habituer les bêtes républicaines à la clameur attendue pour le grand jour. Et ce fût un spectacle émouvant pour l'imagination de l'historien, celui que nous vîmes pendant une minute inoubliable, le 8 octobre dernier, dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles à la fenêtre d'où Louis XIV regardait avec ses courtisans son soleil descendre sur ces paisibles horizons de forêts, d'où Louis XVI et Marie-Antoinette regardaient ce même peuple hurlant contre eux aux journées d'Octobre, d'où NO. XI. (VOL. IV.)

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