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même la longue immobilité des gestes et des attitudes, et que Wagner exigeait d'eux plus de naturel et de vie. Mais si certaines comparaisons défavorables se font en moi, combien d'autres sont tout à l'avantage du présent ! Pour parler d'abord des choses extérieures, la machinerie machinerie scénique, aujourd'hui tout entière mue à l'électricité par de grands claviers, a fait d'immenses progrès. Les costumes, composés par le peintre Hans Thoma, sont d'une originalité et d'une sauvagerie souvent très heureuse, et certains tableaux, celui de l'enlèvement de Freïa par les géants, celui de la Forge, celui de la mort de Siegfried, sont de véritables résurrections de la Germanie primitive et préhistorique. Quant à l'interprétation même, elle est, dans l'ensemble, incontestablement supérieure. Si la Walküre m'a produit en 1876 grâce a Niemann, Betz et Materna, une impression plus profonde qu'en 1896, Siegfried et la Götterdämmerung ont été rendus cette année d'une manière bien plus parfaite, surtout Siegfried, ce joyau musical d'une richesse et d'une beauté sans égales. Aujourd'hui nous avons une Brünnhilde, qui, sans atteindre à la sublimité de Madame Materna, joue et chante ce rôle écrasant sans une défaillance. C'est Madame Gulbranson, une Norvégienne, qui ne fait pas du théâtre sa carrière, et qui apporte dans son jeu et son chant une fraîcheur de sentiment, un élan de jeunesse entraînants, et servis par une voix admirable. Bayreuth a eu d'ailleurs l'heureuse fortune de voir remplir d'une manière remarquable tous les rôles de femmes. Madame Brema est une Fricka émue et éloquente, qui rend intéressant et presque sympathique ce personnage ingrat; Madame Schumann-Heinck donne au rôle d'Erda une grandeur et une intensité dramatique que Madame Jachmann n'avait pas égalées autrefois, malgré son talent de tragédienne.

Mais ce qu'il importe surtout de signaler, c'est la manière remarquable dont ont été tenus les rôles de Siegfried et de Mime, par deux élèves de l'Ecole de musique, de déclamation et de chant de Bayreuth, dirigée par M. Kniese, MM. Burgstaller et Breuer. Cette Ecole est toute jeune encore et elle n'a eu recours à aucune réclame pour se faire connaître, mais elle vient de faire ses preuves d'une manière éclatante. Mme Gulbranson et M. Friedrich, l'excellent Albérich, ne sont pas

absolument ses élèves, mais ils s'y sont pourtant formés depuis un an aux rôles qu'ils devaient jouer. Breuer et Burgstaller sont de tout jeunes gens qui n'ont jamais eu d'autre direction. Or Breuer a joué le rôle si difficile de Mime avec un entrain et un esprit charmants et l'a dit avec une admirable justesse. Quant à Burgstaller, un ancien ouvrier horloger découvert par M. Motl et formé à Bayreuth depuis trois ans, il a été le vrai Siegfried, juvénile, héroïque, brutal et sublime; il a joué, dit et chanté son rôle, je ne dirai pas d'une façon parfaite, car sa voix a encore certaines âpretés, mais de façon à nous ravir et à nous émouvoir jusqu'au fond du cœur. L'Ecole de Bayreuth a une grande œuvre à accomplir. L'art du chant et celui de la déclamation sont également en décadence en Allemagne, surtout en ce qui concerne ies voix d'hommes; et l'on profite de ce que les récitatifs Wagnériens doivent se dire au moins. autant que se chanter pour ne plus chanter du tout, et se contenter de hurler d'une voix rauque des sons d'une justesse souvent douteuse. On a accusé le théâtre de Wagner de conduire à la ruine de l'art du chant. L'Ecole de Bayreuth a la noble tâche de démontrer la fausseté de cette prophétie. Quand le rideau s'est refermé sur l'écroulement du Walhalla, le public enthousiasmé voulait à toute force faire revenir les acteurs et faire sortir le jeune chef d'orchestre de son abîme, pour leur exprimer son admiration et sa reconnaissance. Ils ont eu les uns et les autres la sagesse de ne pas répondre à cet appel, de rester fidèles aux principes de Bayreuth, où l'on vient pour écouter une œuvre, non pour faire un succès à tel ou tel artiste, à tel ou tel chef d'orchestre.

13 août.

L'on me presse de rester pour la cinquième série. Je serais bien tenté de le faire, mais je résiste. J'aime mieux garder une impression unique, pure, absolue. J'ai vécu quatre jours dans un monde idéal et sublime. J'emporte avec moi cette vision et ces harmonies au fond des montagnes du Tyrol. Les spectacles pittoresques et sauvages des Alpes peuvent seuls être pleinement goûtés après des créations qui ont la puissance et la grandeur des phénomènes de la nature. Bayreuth reste pour moi quelque chose de miraculeux et d'unique. Réunir dans ce

petit coin perdu de l'Allemagne, ces foules venues de toutes les parties du monde, pour entendre jouer un drame lyrique qu'on donne partout, à Munich, à Berlin, à Bruxelles, sur toutes les scènes allemandes, mais qu'on espère comprendre et goûter ici d'une manière plus complète et plus religieuse, n'est-ce pas un miracle du génie, de la volonté et de la foi? Y a-t-il dans l'histoire de l'art quelque chose de plus extraordinaire et de plus beau ?

15 août.-Munich.

Malgré mon désir de gagner les montagnes au plus vite, je ne puis pourtant pas traverser Munich sans m'y arrêter. Il faut aller faire mes dévotions aux Van Dyck, aux Rubens, aux Dürer, aux Téniers de la vieille Pinacothèque et aux Eginètes de la Glyptothèque. Je profiterai aussi de l'occasion pour voir ce que vaut la peinture de l'Allemagne moderne, car il y a en ce moment à Munich deux expositions: celle du Palais de Cristal et celle dite de la Sécession. Ces deux salons correspondent à nos deux expositions des Champs-Elysées et du Champ-deMars.

16 août.

Je constate que l'Allemagne souffre autant que nous d'une pléthore de peinture. On se demande avec effroi où pourront bien s'en aller les milliers d'œuvres exposées dans les deux Salons de Munich, sans compter celles du Kunst-Verein, et celles de la Künstlergenossenschaft, et celles de l'Exposition de Nuremberg; d'autant plus que les meilleures sont certainement les tableaux étrangers. Il n'y a de vraiment remarquable à la Sécession qu'une toile du Belge Frédéric, les Quatre Ages; et au Palais de Cristal, rien ne vaut l'exposition des peintres anglais. Mais ce n'est pas cela que je viens voir; c'est les portraits de Lenbach, qui, s'il produit aujourd'hui trop et trop vite, sait toujours saisir avec vigueur et pénétration les physionomies masculines ou dessiner d'un trait élégant une silhouette de femme; c'est les curieux paysages de toute une petite école de peintres établis à Worpswede près Brême et qui s'efforce de voir la nature de la même manière intense et brutale*; c'est les

* Cette école est représentée au Palais de Cristal par MM. Am Ende, Mackenson, Modersohn et Overbeck,

tableaux et dessins de Menzel, le premier sans contredit des artistes allemands vivants; c'est surtout l'œuvre de Hans Thoma, que j'entends vanter comme un véritable génie, comme une révélation de la nature allemande et de l'âme allemande.* Hans Thoma est un paysan de la Forêt Noire qui, pendant de longues années a dessiné et peint dans le silence et l'isolement, sans être connu de personne, et qui tout d'un coup, découvert par quelques amateurs perspicaces, parmi lesquels l'éminent historien de l'art, M. H. Uhde, est arrivé à la célébrité. Il est aujourd'hui, avec Bocklin et Klinger, un des trois peintres qui excitent en Allemagne les plus enthousiastes admirations. II n'a pas la fantaisie si poétique du premier ni la force dramatique du second; mais il a d'autres qualités et il est, comme eux, très intéressant et très incomplet. Ses dessins sont admirables par la sincérité, la conscience, l'amour de la nature dont ils témoignent. Les portraits sont étudiés avec l'œil le plus intelligent et le plus pénétrant; mais ce sont les paysages qui me paraissent surtout remarquables. On a affaire là à un homme qui croit à son art et à la nature, qui ne demande rien à l'habileté, au chic de la facture, qui sent non seulement les lignes gracieuses ou imposantes des arbres et des rochers, mais aussi la forme et la solidité des terrains, les justes relations des plans. Il sait également que les ciels peuvent être dessinés comme la terre; il en rend la profondeur parce qu'il sait dessiner de vrais nuages. Thoma est un homme qui a vécu en communion avec les campagnes allemandes, avec les montagnes, les forêts et les gens de son pays natal : c'est là ce qui l'a fait grand dessinateur. Malheureusement il n'a pas reçu en naissant les dons du peintre. Non qu'il n'y ait dans ses tableaux d'excellents morceaux, et en particulier des ciels d'une profondeur et d'une légèreté exquises, mais il n'a comme peintre aucune sûreté de main, aucune vision colorée personnelle de la nature. A côté d'un tableau d'une couleur charmante et harmonieuse, il y en a d'autres d'une lourdeur et d'une opacité lamentables, et la maladresse du peintre est parfois telle que les arbres deviennent des masses informes et le dessin des personnages gauche et incorrect. Par la naïveté et la puissance de sa vision, Thoma fait songer à notre Courbet; mais, s'il est peut-être meilleur dessinateur que * Voir dans le numéro de juillet de COSMOPOLIS l'article de M. Ola Hansson,

lui, Courbet a cette immense supériorité qu'il est peintre jusqu'au bout des doigts. Il voit toujours en peintre, Thoma en dessinateur.

Au fond, cette infirmité de Thoma est celle de l'art allemand tout entier. Les Allemands n'ont pas été doués pour les arts plastiques comme ils l'ont été pour la musique. Sauf Holbein, dans un petit nombre de ses œuvres, je ne vois aucun artiste allemand qui ait eu les dons complets du peintre et qui ait eu l'intuition supérieure de la beauté. Je n'excepte pas Dürer lui-même. C'est un artiste admirable, sans doute; il a une imagination pittoresque et tragique, une science du dessin qui le mettent à la hauteur des plus grands génies. Je ne connais rien de plus émouvant que sa Melancholia. Mais combien cet incomparable dessinateur et graveur est inférieur dès qu'il prend les pinceaux ! Et où trouveriez-vous chez lui une vision personnelle de la beauté ? Les Allemands sont, semble-t-il, des âmes trop compliquées et trop naïves à la fois pour concevoir et créer la beauté plastique. Leurs meubles anciens, leur ornementation, leur sculpture, leurs ciselures, leurs verreries, tout témoigne de ce goût compliqué, ingénieux, surchargé, qui les empêche d'atteindre à la beauté. Leurs peintres ont de tout temps été incapables de rendre avec un coloris personnel et pourtant vrai, une vision à la fois belle, réelle et individuelle de la nature. Le coloris de Dürer n'a rien de personnel; celui de Bocklin est de pure fantaisie et tout de chic. Uhde, cette âme exquise d'artiste et de rêveur, est capable d'enfanter des pauvretés comme celles qui sont exposées à la Sécession. Je ne trouve, dans toute l'histoire de l'art allemand, aucun artiste qui ait su, par la peinture, exprimer son âme et les choses avec l'unité harmonieuse d'un Titien, d'un Rembrandt, d'un Corrège, ou même d'un Millet ou d'un Troyon. Les Allemands peuvent s'en consoler du reste. Leur grandeur est ailleurs. Leur supériorité dans le plus poétique à la fois et le plus scientifique, le plus sensuel et le plus abstrait, le plus métaphysique même de tous les arts, la musique, a pour rançon leur infériorité dans les arts plastiques. Quand on a produit Bach, Hændel, Haydn, Glück, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, Schumann et Wagner, on peut se consoler d'être au troisième ou au quatrième rang en peinture et en sculpture.

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