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VOYAGEUSES.-III.

NEPTUNEVALE.

(Suite et Fin.)

III

L'OBSESSION, l'envahissement, la conquête de deux âmes par une maison,-par ce qui flotte d'intangible, d'invisible, d'impondérable dans des chambres où des êtres délicats et sensibles ont vécu longtemps, ont aimé, ont souffert, sont morts,-c'est toute l'histoire des quelques journées que Maxime de Corcieux et sa femme passèrent avec moi dans ce Neptunevale, où je m'étais laissé entraîner au hasard, presque à contre-cœur, et depuis lors, j'y suis revenu si souvent en pensée!... Oui, si souvent j'ai revu,--comme si cela datait d'hier, l'arrivée que je viens de raconter, et l'arrêt du car devant la porte où nous attendait la tribu entière des Corrigan et des French: hommes, femmes, filles, enfants, tous étaient en deuil, et tous ils avaient ce même regard à la fois curieux et farouche, intéressé et révolté qui nous avait tant frappés chez Paddy et chez son beau-frère, dans la gare d'Oranmore. A présent, mes compagnons et moi nous en comprenions trop bien le sens. Tandis que le chef de la famille, ce fermier-intendant, qualifié si improprement de butler par Maxime, nous saluait d'un "Welcome to Neptunevale," les visages de tous les autres disaient clairement :

-"Les voici donc, ces héritiers qui vont vendre cette maison que les maîtres morts nous ont rendue si chère?... Pourquoi?..." Si souvent aussi je me suis retrouvé en rêverie à cette première minute de notre entrée dans la maison! Encore aujourd'hui, ce souvenir m'émeut de l'émotion presque pieuse qui nous saisit, tous trois, dans le hall où se voyaient, parmi les

meubles d'un style ancien, des ombrelles et des cannes, des chapeaux de jardin et des châles, comme si le comte Jules et sa femme étaient là, dans la pièce voisine, qui allaient sortir et se promener sous les ombrages que nous venions de traverser. Hélas! ils ne devaient plus jamais se servir de ces pauvres objets, protection de leurs dernières allées et venues de vieilles gens. Ils ne s'assiéraient plus jamais dans le salon dont les tentures fanées se ravivaient, s'éclairaient aux chaudes lueurs du soleil tombant. Sur une table posait un livre, à demicoupé, avec l'ivoire jauni du couteau à papier encore pris entre les pages. Devant une bergère, un métier à tapisserie attendait, l'aiguille piquée sur le dernier point où elle n'avait pas fini d'épuiser sa soie. La dévotion des serviteurs avait respecté jusqu'à la place de ces reliques. Ils avaient seulement renouvelé les fleurs dans les vases. Un faible arome de réséda emplissait cette pièce, tendre et caressant comme un très lointain souvenir, et, par les fenêtres, la mer bleuissait à travers les frênes. Le comte Jules et sa femme seraient entrés là, qu'ils n'auraient eu qu'à se rasseoir, elle dans son fauteuil, lui dans sa liseuse, et la haute horloge posée dans sa gaîne d'acajou incrusté leur aurait mesuré les heures de son même battement monotone. Pour ajouter à cette demi-hallucination qui rendait si voisins, si présents les maîtres défunts de Neptunevale, dans chaque chambre se trouvait un portrait de lui ou d'elle,— quelquefois deux et trois-œuvres du comte Jules, dont Maxime m'avait bien dit qu'il peignait un peu. Visiblement il avait exécuté avec religion ces quinze ou vingt portraits de sa femme, tous datés, depuis le premier, celui de l'année de leur mariage en 1844, au bas duquel il avait écrit, avec l'orgueil d'un amour révolté contre une injuste humiliation, le nom plébéien de celle que son père avait proscrite:

"FRANÇOISE COCHERIS, VICOMTESSE DE CORCIEUX."

Toujours je nous verrai, mes deux compagnons et moi, courant la maison et nous appelant l'un l'autre, pour nous montrer ces portraits, par ordre de date. C'était comme si nous eussions suivi, année par année, l'histoire de la beauté de la morte et de son bonheur. Elle apparaissait sur cette première toile, celle de l'arrivée à Neptunevale, si frêle, si blonde, si fraîche, si pareille par son doux éclat de jeune femme encore

presque jeune fille, à sa nièce inconnue, la curieuse Parisienne qui la contemplait, et qui, elle aussi, se trouvait à l'aurore de la vie, du mariage et du bonheur; et puis, si longue que dût être cette vie, si radieux de félicité que dût être ce mariage, une heure viendrait où la jeune comtesse Germaine serait pareille à la comtesse Françoise du dernier portrait, — ridée et décolorée sous ses cheveux blancs! La Parisienne légère, mais que son amour passionné pour son mari rendait profonde, sentait cela sans trop s'en rendre compte, et cette impression l'attirait maladivement vers ces tableaux, comme aussi de savoir par quel souverain et irrésistible attrait la morte avait su se faire tant aimer. Quoique la facture de ces toiles trahit la gaucherie d'un demi-artiste, mal servi par l'outil, leur sincérité était si complète qu'une physionomie très particulière se dégageait de cet ensemble. On devinait dans la comtesse Françoise une créature essentiellement, absolument féminine, un de ces doux esprits de tendresse et de fidélité qui ont le génie de la grâce dans le dévouement. Elle n'avait jamais été très jolie, mais ses yeux semblaient avoir été divins d'expression aimante. C'étaient de grands yeux d'un bleu sombre, presque violets, des yeux veloutés, frais, câlins, éclairés par la plus pudique et la plus brûlante sensibilité. Et l'homme à qui cette sensibilité avait été prodiguée jusqu'à la dernière seconde, puisqu'elle était morte, son cœur posé contre la main de cet homme, nous pouvions aussi, de toile en toile, le voir : ici tout jeune, là moins jeune, puis un vieillard. Ce grand amoureux, lui non plus, n'avait jamais été beau. Mais dans sa laideur hautaine la race était d'autant plus reconnaissable, qu'en comparant le portrait du comte Jules âgé de vingt-cinq ans à son neveu Maxime, je pouvais retrouver un même type atténué, enjolivé jusqu'à l'efféminement chez celui-ci, magnifique d'atavisme chez l'autre. Oui, cet étrange comte Jules, avec son profil un peu chevalin, son grand nez busqué, son menton volontaire, ses yeux rapprochés, disait par son être entier l'hérédité de rudes aïeux, tous gens de guerre et de foi. Au treizième siècle, un homme de cette forte physionomie se fut croisé. Au seizième, il eut branché des protestants sous Montluc ou des catholiques sous Condé. En 93, il eut chouanné. Cette ferveur passionnée d'un cœur qui se donne tout entier, une fois et sans retour, NO, X. (VOL, IV.)

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il l'avait eue, pour cette femme, idolâtrée jusqu'à l'exil, jusqu'au reniement des siens, et, dans cet exil de l'amoureux, le féodal avait trouvé le moyen d'exercer les deux passions maîtresses du vrai seigneur: commander et protéger. Cette maison de plaisance, construite par l'aïeul sur ce bord perdu de l'Atlantique, il en avait fait son donjon, et des Corrigan et des French ses clients et ses vassaux. En plein milieu du dixneuvième siècle, il avait su vivre aussi noblement,-dans le vieux sens aristocratique du mot,-qu'aucun des ascendants dont la fierté remuait en lui. La sensation de cette personnalité si virile achevait d'imprimer à ce Neptunevale une profonde unité vivante. C'était, cette maison et ce domaine, mieux que l'asile d'un romanesque bonheur. Tout cet endroit représentait la création d'un chef de clan, qui avait fait prendre racine autour de lui à d'autres destinées, qui les avait dominées et améliorées. La différence entre la tenue de ses gens et celle des autres paysans irlandais aperçus sur les routes, l'attestait assez, et surtout la différence de leurs sentiments. Quelques mots échangés avec le vieux Johnnie et son fils Paddy, avec Thady French et sa femme, avec la vieille Mrs. Johnnie et ses autres filles, avaient suffi à nous montrer dans ces humbles pensées l'absence totale de cette furieuse haine qui ensanglantait alors l'ile entière, l'amour du travail, l'acceptation du sort, le culte des maîtres morts, ces modestes et admirables vertus plébéiennes qui ne germent que tombées d'en haut, comme la graine que le laboureur jette aux champs, en levant sa main vers le ciel, de ce geste superbement défini par le poète :

...Semble agrandir jusqu'aux étoiles

Le geste auguste du Semeur...

Quelle pitié que toute cette œuvre de l'ancien seigneur de Neptunevale dût disparaître avec lui! En regardant ses portraits, j'éprouvais la mélancolie de cette destruction avec plus d'intensité encore. Je ne lui tenais pourtant par aucun lien que celui d'une rencontre de voyage, et, pour dire la vérité, j'avais un peu, en errant dans cette maison, parmi les révélations de toutes sortes que je surprenais à chaque pas sur le passé du mort et de la morte, le sentiment que je profanais presque une intimité sacrée. Mais si étranger que je fusse au comte Jules, sa yolontaire et pensive figure me gênaît comme un reproche

quand je songeais que son Neptunevale allait disparaître. Les Corrigan et les French partiraient pour l'Amérique, bien loin. Les chambres se videraient de leurs meubles. D'autres fleurs pousseraient dans le jardin, dessiné dans un autre style. On abattrait, on mutilerait les vénérables arbres. Malgré ma sympathie grandissante pour le petit de Corcieux et surtout pour sa jeune femme, malgré ma connaissance de la vie parisienne qui me faisait admettre la sagesse de leur projet de vente, sans cesse je me répétais que la paire de chevaux de Casal, les perles du joaillier de la rue de la Paix et les séances de jeu à Monte-Carlo seraient payées bien cher par cette destruction, par cet assassinat d'une chose si rare, et il faut croire que, devant l'image de l'oncle dont il portait aujourd'hui le titre et qui n'avait pas cru pouvoir le déshériter du domaine légué par le commun aïeul, Maxime subissait, lui aussi, un obscur et irrésistible remords, car je l'entends encore me dire en me montrant la suite de ces peintures:

"Ce sont des toiles bien médiocres et décidément l'oncle Jules n'aurait pas fait fortune comme professeur de dessin... N'importe! Je vais les excepter de la vente... C'est absurde. On sait que des portraits ne sentent rien, et, malgré soi, on les traite comme s'ils étaient les personnes elles-mêmes. Pour rien au monde, je ne voudrais, par exemple, que ceux-ci vissent Neptunevale habité par ce Crawford, puisqu'il parait d'après les racontars du curé, qu'il a fait sa fortune en prêtant de l'argent à trop gros intérêts... Mais où commence le trop gros intérêt et quelle différence y a-t-il entre cette sorte de spéculation et la Bourse?"

Dès le lendemain de notre arrivée le curé de la paroisse, le père O'Shaugnessey, un brave prêtre aux manières de demipaysan intimidé, malgré ses soixante ans passés, était venu en effet nous saluer, et il nous avait révélé, avec les prudents ménagements ecclésiastiques, communs à tous les clergés, même aux plus simples, cette origine pas très scrupuleuse de la richesse de l'acheteur. Puis le même jour, cet acheteur luimême avait paru. Entre les impressions tout en nuances qui composèrent ces étranges journées, les épisodes qui se rapportent à lui sont même les seuls qui se détachent en scènes

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