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de la république, cependant, de pareils discours, qu'il tenoit souvent, lui attirèrent les louanges et l'affection de la multitude; chacun se félicitoit d'avoir un tribun si éclairé et si plein de zèle pour les intérêts du peuple. Tibérius ayant établi son crédit, et trouvant les esprits dans cette chaleur et cette agitation si nécessaires pour le succès de ses desseins, convoqua l'assemblée où l'on devoit procéder à la publication, ou, pour mieux dire, au renouvellement de la loi Licinia.

Tibérius en fit voir la justice avec tant d'éloquence; il fit une peinture si affreuse de la misère du petit peuple et des habitans de la campagne, et en même temps il sut rendre si odieuse cette usurpation des terres publiques et ces richesses immenses que l'avarice et l'avidité des grands avoient accumulées, qué tout le peuple, comme transporté de fureur, demanda les bulletins avec de grands cris, pour pouvoir donner ses suffrages.

Les riches, pour éloigner la publication de la loi, détournèrent adroitement les urnes où l'on conservoit ces bulletins. Cette fraude excita l'indignation du tribun et la colère du peuple: il s'éleva mille bruits confus dans l'assemblée. Les riches, qui ne vouloient que gagner du temps, envoyèrent deux consulaires à Tibérius pour le prier d'appaiser le peuple, et de rétablir le calme dans la ville.

Le tribun leur demanda ce qu'il pouvoit faire sans manquer à son devoir et à son honneur. « Suspendez aujourd'hui, lui dirent les consulaires, la proposition de la loi; donnez aux esprits trop aigris le temps de se rapprocher de l'équité et de la raison; et pendant ce temps-là, le sénat trouvera les moyens de concilier les différens partis. » Tibérius y consentit, et l'assemblée fut congédiée. On convoqua le sénat le lendemain. Tibérius comptoit sur la condescendance ordinaire de cette compagnie, et il se flattoit que la crainte d'une sédition obligeroit les sénateurs à relâcher enfin une partie des terres con→

testées ; et effectivement il y en eut plusieurs qui, par un principe d'équité, étoient d'avis qu'on eût quelqu'égard aux plaintes du tribun et à la misère du peuple. Mais ceux qui y étoient intéressés s'étant trouvés en plus grand nombre, s'opposèrent à toute composition. Les riches, qui craignoient d'être dépouillés d'une partie de leurs terres, sur lesquelles ils avoient élevé de superbes bâtimens, au seul nom de Tibérius, frémissoient de colère et d'indignation. Les uns disoient qu'ils avoient reçu ces terres de leurs ancêtres, et que leurs pères y étoient enterrés, qu'ils défendroient leur sépulcre jusqu'à la mort. D'autres demandoient qu'on leur rendit la dot de leurs femmes, qu'ils avoient employée dans ces sortes d'acquisitions, et il y en avoit qui faisoient voir des contrats vrais on faux de l'argent qu'ils avoient emprunté à gros intérêts, pour acheter les terres dont on vouloit les déposséder. On forma différens projets pour arrêter la publication de la loi. Quelques-uns étoient d'avis de se défaire du tribun, qu'ils traitoient de tyran; d'autres, plus modérés. proposcient différens moyens pour empêcher l'assemblée du peuple. Mais enfin, on eut recours à la voie d'opposition, dont le sénat s'étoit servi plusieurs fois utilement. Il n'étoit question pour cela que de gagner seulement un des tribuns du peuple, qui, par le privilége de sa charge, avoit droit, comme nous l'avons déjà dit, de s'opposer aux propositions de ses collégues. Le parti des riches s'adressa à M. Octavius: quoiqu'il fût ami de Tibérius, il ne fallut ni prières ni promesses pour le gagner. Son propre intérêt le fit entrer dans cette cabale, et il se chargea de résister à Tibérius, avec d'autant plus d'ardeur, qu'il possédoit actuellement une plus grande quantité de terres conquises que n'en permettoit la foi ainsi, on fut assuré de son opposition.

Cette négociation particulière ne fut pas conduite. avec tant de secret qu'il n'en revint quelque chose

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à Tibérius; et on l'avertit en même temps qu'on avoit dessein de faire naître différens prétextes pour éloigner l'assemblée du peuple, ou pour empêcher qu'il ne s'y prêt quelque résolution décisive: ce qui n'étoit pas difficile dans une ville où régnoit impérieusement la superstition, et où on ne pouvoit établir des loix sans avoir pris les auspices et consulté les prêtres et les augures, qui ne manquoient jamais de rendre des réponses conformes aux intérêts du parti dominant.

Tiberius n'apprit qu'avec indignation tous les obstacles qu'on prétendoit opposer à l'exécution de ses desseins. Mais comme c'étoit un homme qui, sous des manières douces et insinuantes, conservoir un courage et une fermeté invincibles, rien ne fut capable de l'arrêter. Il s'adressa d'abord à son collégue; il le conjura, par les devoirs mutuels de leur charge, et par les liaisons d'une ancienne amitié, de ne point s'opposer au bien du peuple, dont ils étoient les magistrats et les patrons; et pour le gagner, il lui offrit de l'indemniser à ses propres dépens, de la valeur des terres qu'il seroit obligé de rendre. Octavius ne lui dissimula point qu'il étoit résolu de former son opposition à la publication d'une loi qui ne pouvoit manquer de jeter le trouble et la confusion dans toutes les familles de Rome. Il ajouta qu'il y trouveroit de plus grands obstacles qu'il ne pensoit. Et pour ne pas paroître moins généreux que son collégue, il rejeta les offres qu'il lui faisoit, et parut inébranlable dans le parti qu'il avoit embrassé.

Tibérius ayant réfléchi sur ce que son collégue venoit de lui dire, crut avoir trouvé un moyen d'éluder son opposition. Voulant éviter en même temps les délais artificieux dont on s'étoit servi tant de fois pour éloigner les assemblées du peuple, ou pour empêcher qu'il ne s'y prit des résolutions décisives, il suspendit, par un nouvel édit, tous les magistrats de leurs fonctions, jusqu'à ce que la loi eût été ap

prouvée ou rejetée par les suffrages du peuple. Il scella lui-même, de son sceau, les portes du temple de Saturne, où les coffres de l'épargne étoient déposés, afin que les questeurs et les trésoriers n'y pussent entrer; et il soumit à de grosses amendes tous les magistrats qui ne déféreroient pas à son ordonnance.

Après avoir pris ces précautions, il convoqua une nouvelle assemblée du peuple. Le jour en étant arrivé, il commanda à un greffier de lire publiquement la loi dont il sollicitoit la réception. Octavius ne manqua pas de s'y opposer, et de défendre à l'officier de faire cette lecture. Cette concurrence fit naître des contestations très-vives entre les deux tribuns. Mais on observa que malgré la chaleur avec laquelle chacun soutenoit son sentiment, il n'échappa jamais ni à l'un ni à l'autre une seule parole dent ils se pussent offenser. Tibérius même s'adressant à son collégue, avec ces manières engageantes qui lui gagnoient tous les cœurs, le conjura, par leur ancienne amitié, de ne pas s'opposer davantage aux intérêts du peuple, et de sacrifier généreusement ses engagemens particuliers au bien de tant de pauvres familles, dont il retardoit le soulagement. Octavius lui répondit qu'il ne croyoit pas qu'on pût observer' la loi qu'il proposoit, sans ruiner les premières maiqui étoient le plus ferme soutien de la république, et exciter dans la ville un nombre infini de procès en garantie. Il ajouta que quand même on pourroit, sans inconvénient, retirer des mains des propriétaires les terres qui excédoient la quantité de cinq cents journaux, cet excédent, partagé en ce nombre infini de citoyens pauvres, qui se trouvoient alors à Rome, leur seroit d'un foible secours; qu'ainsi il ne consentiroit jamais à la publication d'une loi qui ruineroit les riches sans enrichir les pauvres.

sons,

Les grands de Rome triomphoient de cette oppo-, sition; mais Tibérius, plus habile et plus hardi que tous ceux qui l'avoient précédé dans le tribunat,

se soutint par une nouvelle entreprise, et bien extraordinaire. « Puisque l'usage veut, dit-il en s'adressant à l'assemblée, qu'un tribun ne puisse proposer de nouvelles loix quand quelqu'un de ses collégues s'y oppose, il est juste que je défère à l'opposition d'Octavius. Mais aussi, comme le tribunat n'a été établi que dans la vue de soulager le peuple, et que le tribun qui s'éloigne de cet objet, ruine le fondement de son institution, je demande que le peuple décide par ses suffrages, lequel d'Octavius ou de moi est le plus opposé à ses intérêts, et que celui de nous deux qui sera trouvé avoir agi contre son devoir, et abusé du privilége de l'opposition, soit déposé sur-le-champ. Car, ajouta Tibérius, si le peuple romain, pour se venger de la violence et de l'impudicité d'un seul homme, a bien pu ôter la couronne à un roi, et même supprimer la dignité royale, qui comprend souverainement l'autorité de toutes les magistratures; qui doute que ce même peuple ne puisse abolir le tribunat, s'il devenoit contraire à sa liberté, et à plus forte raison déposer un tribun, s'il abuse des priviléges de sa charge et s'il tourne contre le peuple même une puissance qui ne lui a été confiée que pour procurer son avantage!» Le peuple, qui trouve toujours de la justice dans ce qui lui est favorable, donna de grandes louanges à ce raisonnement plus subtil que solide. L'expédient proposé par Tibérius fut approuvé tout d'une voix, et on convint de décider le lendemain lequel des deux tribuns seroit exclus du tribunat. Tibérius, qui avoit su faire de son intérêt celui du peuple, n'étoit pas en peine de son sort; mais comme il craignoit qu'Octavius ne refusât de compromettre sa dignité, il lui offrit, pour l'obliger a subir le jugement du peuple, de le laisser lui-même convoquer l'assemblée, et d'y présider; et afin de l'y déterminer, il ajouta, avec une indifférence apparente, que pour lui il sortiroit du tribunat avec ensore plus de plaisir qu'il n'y étoit entré.

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