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Octavius ne donna point dans ce panneau; il savoit trop bien à quel point Tibérius, l'idole du peuple, étoit maître de ses suffrages; et d'ailleurs il n'avoit garde, ni de convoquer l'assemblée, ni d'y présider, de peur de rendre légitimes, par ces démarches,des décrets dont il prévoyoit bien qu'il seroit la victime. Tibérius, sur son refus, convoqua luimême l'assemblée pour le lendemain. Jamais il ne s'étoit fait à Rome une assemblée si nombreuse de ses concitoyens. Riches et pauvres, le sénat, les grands et les premiers de la ville s'y trouvèrent comme le petit peuple. C'étoit un spectacle bien nouveau que de voir deux tribuns aux prises; et ce spectacle n'auroit pas été désagréable aux sénateurs,

dans ce fameux différent, la perte des terres publiques n'eût pas été attachée à la disgrâce d'Octavius. Tibérius étant monté à la tribune aux haran

gues, exhorta de nouveau son collégue à se désister de son opposition. Mais voyant qu'il y persistoit avec fermeté, il proposa à l'assemblée lequel d'Octavius ou de lui le peuple romain vouloit déposer: on donna aussitôt les bulletins. De trente-cinq tribus dont il étoit alors composé, dix-sept avoient déjà commencé à donner leurs voix contre Octavius; et il ne falloit plus que les suffrages d'une tribu pour le déclarer déposé, lorsque Tibérius, voulant faire un nouvel effort pour le gagner, fit surseoir la délibération; et adressant la parole à Octavius, il le conjura, dans les termes les plus pressans, de ne pont s'attirer, par son opiniâtreté, un si grand affront, ni à lui-même, le chagrin d'avoir été réduit à déshonorer son collégue et son ami.

On observa qu'Octavius ne put entendre ces paroles sans être attendri, que les larmes même lui en vinrent aux yeux; mais ayant porté sa vue du côté du sénat, il eut honte de lui manquer de parole, et il répondit enfin courageusement à Tibérius, qu'il pouvoit achever son ouvrage. Ce tribun indigné de son attachement à la faction des riches,

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fit continuer de recueillir les suffrages. Octavius fut déposé on l'arracha de son tribunal, et le peuple en fureur l'auroit encore insulté, si les grands dont il s'étoit fait la victime, n'eussent facilité sa retraite.

L'opposition étant ainsi levée par la destitution du magistrat même qui l'avoit formée, la loi Licinia fut rétablie tout d'une voix. On élut ensuite trois commissaires ou triumvirs pour en presser l'exécution. Le peuple lui déféra la première place de cette commission, et il eut encore le crédit de se faire donner pour collégues Appius Claudius son beau-père, et C. Graccus son frère, quoique ce jeune Romain n'eût pas plus de vingt ans, et qu'il fit actuellement ses premières armes au siége de Numance sous Scipion son beau-frère. Le peuple par un nouvel effet de sa complaisance, donna la place d'Octavius à Mutius, homme obscur, et qui n'avoit d'autre mérite que la recommandation de Tibér us; en sorte que ce magistrat plébéien, maître absolu du tribunat, et supérieur au sénat entier par son pouvoir sur l'esprit du peuple, gouvernoit seul, pour ainsi dire, la république du moins les autres magistrats ne pouvoient rien faire malgré lui; et indépendamment des autres, il étoit toujours sûr du succès de tout ce qu'il entreprenoit.

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Cet empire absolu dans une république étoit odieux au sénat, et même à des plébéiens. Ses ennemis en tiroient avantage; ils insinuoient qu'on avoit tout à craindre pour la liberté ; et plusieurs disoient hautement que Cassius et Mélius qu'on avoit fait mourir, ne s'étoient jamais rendus si suspects. « Ne sait-on pas, ajoutoient-ils, que quand il s'agit du salut de l'état, le seul soupçon est un crime punissable? Attendrons-nous à nous déclarer contre Tibérius, que ses complices lui aient mis la couronne sur la tête ? » Ces discours, remplis de malignité, diminuoient son crédit, et presque en même temps il se vit privé d'un de ses partisans les plus zélés. La mort précipitée de cet ami, et dont

la cause étoit inconnue, fit soupçonner qu'elle n'avoit pas été naturelle.

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Les riches et les pauvres formoient alors deux partis très-animés l'un contre l'autre, et qui ne cherchoient qu'à se détruire. Tibérius, dans la vue d'augmenter l'animosité du peuple, et pour faire comprendre qu'il craignoit d'être assassiné, laissoit voir qu'il étoit armé sous sa robe. Il prit des habits de deuil, comme on en usoit dans les plus grandes calamités; et faisant apporter sur la place et au milieu de l'assemblée ses enfans encore tous jeunes il les recommanda au peuple dans des termes qui faisoient comprendre qu'il désespéroit de son propre salut. Le peuple à cet aspect ne lui répondit que par des cris et des menaces contre les riches. Jamais on n'avoit vu tant de haine contre le sénat. Tibérius entretenoit cette aversion du peuple, tantôt en intéressant sa pitié, quelquefois par des motifs de vengeance, ou par de nouvelles vues d'intérêt. L'habile tribun excitoit ces différens sentimens tour à tour. selon qu'ils convenoient à la disposition des esprits, et à la situation des affaires.

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La mort d'Attalus Philopator, roi de Pergame lui fournit une nouvelle occasion de s'attacher encore plus étroitement à la multitude. Ce prince, par son testament, avoit nommé le peuple romain pour son héritier. Tibérius, toujours animé du même esprit, proposa un nouvel édit, par lequel il devoit être ordonné que tout l'argent du roi de Pergame seroit partagé entre les plus pauvres citoyens qui devoient avoir quelque portion dans la distribution des terres publiques, afin qu'ils pussent acheter des bestiaux et les ustensiles nécessaires pour cultiver leurs petits héritages. << A l'égard des villes et de leur territoire, ajouta Tibérius, j'en ferai mon rapport au peuple quand j'en serai mieux instruit, et il en décidera, dans ses assemblées, comme d'un bien qui lui appartient. >>

Plutarque prétend que de toutes les entreprises de

Tibérius, il n'y en eut point qui offensât plus sensiblement tout le corps du sénat que ce projet qui, en renvoyant au peuple la connoissance d'une aussi grande affaire, lui transportoit toute l'autorité du. gouvernement, et privoit les sénateurs du profit immense qu'ils prétendoient faire dans la disposition des états de ce prince. L'ambition et l'intérêt firent éclater le ressentiment des premiers de Rome. On reprocha publiquement à Tibérius qu'il ne vouloit attribuer au peuple la disposition du royaume d'Attalus , que pour s'en faire mettre la couronne sur la tête. On l'accusa même de se vouloir faire le tyran de son propre pays, et il y en avoit qui publioient qu'il s'étoit saisi par avance du bandeau royal et de la robe de pourpre d'Attalus. Mais ces bruits injurieux, et qui venoient de l'animosité des grands ne convenoient guère au caractère de Tibérius. Jamais personne ne fut plus républicain que ce tribun. Tout ce qu'il avoit fait au sujet du partage des terres, n'avoit eu pour objet que de rapprocher la condition des pauvres citoyens de celle des riches, et d'établir une espèce d'égalité entre tous les citoyens.

Il est vrai que depuis il poussa ce principe trop loin, et que s'étant aperçu que ses loix lui avoient attiré une haine irréconciliable de la part des grands, et que sa perte étoit résolue, il ne ménagea plus rien. Il s'appliqua uniquement à sapper l'autorité du sénat, et à s'assurer un asile dans la puissance du peuple. Ce fut dans cette vue qu'il proposoit tous les jours de nouvelles loix. Tantôt il vouloit.qu'on abrégeât les années de service des soldats, une autre fois il demandoit qu'on pût appeler devant l'assemblée du peuple des jugemens de tous les magistrats. Mais de tous les coups qu'il porta à l'autorité du sénat, il n'y en eut point qui lui donnât une plus vive atteinte que la nouvelle proposition qu'il fit de mettre autant de chevaliers que de sénateurs dans les différens tribunaux de Rome.

Tibérius ne laissoit entrevoir des loix si flatteuses pour le peuple, que dans la vue qu'il le continueroit dans le tribunat pour les faire recevoir. Le sénat, irrité de ces nouvelles entreprises, forma une puissante cabale pour l'en exclure. Les magistrats, les grands, les plus riches de Rome, jusqu'à des tribuns du peuple, jaloux de son crédit, entrèrent dans ce parti. Et le jour de l'élection étant arrivé, comme le tribun qui présidoit à l'assemblée influoit beaucoup dans les suffrages, ils disputèrent ce droit à Mutius, créature de Tibérius, quoique cette fonction lui fût dévolue par la déposition d'Octavius qu'il représentoit.

Cette opposition des tribuns parut à Tibérius de mauvais augure: il vit bien qu'il y avoit un puissant parti formé contre lui. Pour en reconnoître les forces et les desseins, il consomma exprès tout le temps de l'assemblée en disputes avec ses collégues sur cette préséance, et la nuit étant venue obligé de remettre l'élection au jour suivant.

on fut

Il employa toute cette nuit à s'assurer des chefs du peuple. Ses partisans, répandus dans les différens quartiers de la ville, exhortoient les plébéiens à se rendre de bonne heure sur la place; la plupart pour signaler leur zèle s'y trouvèrent avant le jour. Les grands et les riches, ayant appris que le peuple s'étoit emparé de la place, résolurent de l'en chasser à force ouverte, plutôt que de souffrir qu'on continuât Tibérius dans le tribunat. Ils se firent escorter par leurs clients, leurs domestiques, et par des esclaves armés secrétement de bâtons, et qui les attendoient à la porte du sénat.

Tibérius, qui ignoroit leurs desseins, se mit en état de se rendre sur la place. Mais il eut de sinistres présages qui l'en détournoient, et que la superstition et les préjugés faisoient alors regarder comme les interprètes les plus assurés de la Divinité.

On lui rapporta que les poulets sacrés n'avoient point voulu manger ce matin. En sortant de sa

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