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maison il se blessa le pied contre le seuil de sa porte; il n'en étoit pas éloigné, lorsque des corbeaux qui se battoient firent tomber une tuile à ses pieds. C'en étoit assez en ce temps-là pour arrêter les plus hardis. Le tribun épouvanté se dispcsoit à rentrer chez lui; mais un certain philosophe grec, ami intime de Tibérius, se mocquant de ces préjugés vulgaires, lui représenta quelle honte ce seroit pour Tibérius Graccus, tribun du peuple romain, fils d'un consulaire et petit-fils du grand Scipion, si on pouvoit lui reprocher qu'étant à la tête d'un puissant parti, le croassement de deux corbeaux l'eût arrêté dans la poursuite de ses desseins.

Ce discours piqua le tribun, et plusieurs de ses partisans étant accourus de l'assemblée pour le faire avancer, lui annoncèrent qu'il trouveroit la plus grande partie des suffrages réunis en sa faveur. Tibérius les suivit, et accompagné de ses amis particuliers il monta au Capitole.

Le peuple, dès qu'il l'aperçut, poussa des cris de joie et d'applaudissement. Mais à peine fut-il placé dans son tribunal, qu'un sénateur de ses amis perçant la foule, et s'approchant de lui, l'avertit qu'il y avoit une conjuration faite contre sa vie, et que les grands de Rome, ceux sur-tout qui étoient intéressés dans le partage des terres, avoient résolu de le venir attaquer ouvertement jusque dans son tribunal.

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Les amis du tribun, touchés du péril où il étoit exposé, se réunissent auprès de lui, retroussent leur robe, et se saisissant des armes des licteurs se mettent en état de le défendre, et de repousser la force par la force. Tibérius tâchoit de faire entendre au peuple l'avis qu'il venoit de recevoir; mais le tumulte, le bruit et les clameurs des différens partis l'empêchant d'être entendu, il touchoit sa tête des deux mains, comme pour faire compren dre à la multitude qu'on en vouloit à sa vie. Ses ennemis prirent de là occasion de crier qu'il deman

doit un diadème, et les plus passionnés coururent au sénat annoncer que le peuple alloit couronner Tibérius, si on ne s'y opposoit au plutôt.

C'étoit un artifice pour déterminer le sénat à passer par-dessus toutes les formes, et à le proscrire sur-le-champ. La plupart des sénateurs auxquels l'exécution de la loi Licinia alloit enlever une partie de leurs terres se déchaînoient avec fureur contre Tibérius. Mais personne ne fit paroître plus d'animosité que Scipion Nasica son parent. Ce sénateur adressant la parole au premier consul, lui représenta que toutes les nouveautés que le tribun avoit introduites dans le gouvernement lui servoient comme de degrés pour s'élever sur le trône; qu'il n'y avoit pas un moment de temps à perdre, et qu'il falloit faire périr le tyran, si on vouloit conserver la liberté. Mais ce sage magistrat, qui ne vouloit pas se rendre le ministre de la vengeance de quelques particuliers, lui répondit qu'il étoit également incapable d'approuver les nouvelles loix, et d'en faire mourir l'auteur contre les formes ordinaires de la justice.

Une réponse si pleine de modération ne fit qu'irriter davantage ces courages ulcérés. Scipion se leva brusquement de sa place, et se tournant vers les sénateurs qui étoient intéressés comme lui dans la perte des terres : « Puisque le souverain magistrat, dit-il, par un assujettissement trop scrupuleux pour les formes ordinaires de la justice, refuse de secourir la république, que ceux à qui la liberté est plus chère que la vie même me suivent ! » En même temps il retrousse sa robe, et se met à la tête des sénateurs de son parti, qui courent en fureur au Capitole avec ce gros de clients, de valets et d'esclaves qui les attendoient à la porte du sénat. Ces gens, armés seulement de bâtons et de leviers, précédoient les sénateurs, et frappoient indifféremment sur tout ce qui s'opposoit à leur passage.

Le peuple épouvanté prend la fuite; chacun dans ce tumulte s'écarte; les amis de Tibérius l'aban

donnent. Il est enfin obligé de se sauver comme les autres; il jette sa robe pour courir avec plus de facilité; mais dans cette précipitation inséparable de la peur, il tombe en s'enfuyant; et comme il se relevoit, Publius Saturéius, un de ses collégues, jaloux et ennemi secret de sa gloire, le frappa à la tête avec le pied d'une chaise. Il retomba de ce coup, et une foule de ses ennemis survenant lui ôta la vie. Sa mort ne finit pas le désordre; l'animosité étoit égale dans les différens quartiers de la ville, et plus de trois cents des amis et des partisans de Tibérius périrent dans ce tumulte. On remarqua qu'aucun n'avoit été tué par le fer, et qu'ils furent tous assommés, ou à coups de pierres, ou à coups de bâtons. On en jeta depuis les corps avec celui de Tibérius dans le Tibre.

La cabale et le parti des grands étendirent le ressentiment sur tous ceux qui avoient paru favoriser ses sentimens. On en fit mourir plusieurs ; Pompi❤ lius, alors préteur, en bannit un grand nombre, et on n'oublia.rien pour inspirer de la terreur à ceux qui seroient capables de tenter de nouveau le même dessein.

Fin du huitième Livre.

LIVRE NE UVIÈME.

C. Graccus, frère de Tibérius, obtient du peuple la charge de Tribun, malgré les Grands. Il propose différentes loix, et fait divers changemens dans le gouvernement, qui le rendent presque absolu dans

Rome et dans toute l'Italie. L'année de son Tribunat étant expirée, il est continué dans la même charge, sans l'avoir briguée. De quelle manière les Sénateurs viennent à bout de diminuer son crédit. Scipion Emilien, le destructeur de Carthage et de Numance, s'oppose le plus ouvertement à l'établissement des loix Agraires. On le trouve mort dans son lit. Caius est soupçonné d'avoir contribué à le faire assassiner. Ses collégues, jaloux de son autorité, lui font manquer un troisième Tribunat. Les Sénateurs, voyant Caïus rentré dans une condition privée, chargent le Consul Opimius de casser toutes ses loix, et sur-tout celle qui regardoit le partage des terres. Opimius convoque une assemblée générale, pour terminer cette grande affaire. Un des icteurs du Consul, mis à mort par les Plébéïens, malgré Caius, est cause que le Sénat donne pouvoir à Opimius de faire prendre les armes à ceux de son parti. Caïus est tué, et sa tête apportée au Consul, qui la paie dix-sept livres et demie d'or. Les Grands viennent à bout de se faire reconnoître pour légitimes possesseurs des terres de conquêtes, en s'engageant à une redevance qu'ils ne payèrent pas long-temps. Jugurtha. Qui il étoit. Ses premières campagnes. Son argent lui tient lieu de bon droit à Rome pendant quelque temps; mais à la fin sa cruauté oblige les Romains à faire passer des troupes en Numidie. Après avoir employé avec succès, contre ses redoutables ennemis, l'argent, la ruse et la force, il est livré par Bocchus à ses ennemis, conduit à Rome,

traîné comme un esclave à la suite d'un char de triomphe, et enfin poussé par un bourreau dans le fond d'une basse-fosse, où il meurt de faim. Marius. Sylla.

ROME vit pour la première fois la

civile

guerre allumée dans l'enceinte même de ses murailles. Toutes les séditions qui s'étoient émues jusqu'alors, la retraite sur le Mont-Sacré, l'abrogation des dettes, l'établissement du tribunat, et la promulgation de différentes loix ; toutes ces dissentions s'étoient toujours terminées par la voie d'accommodement, et sans effusion de sang humain, tantôt par le respect du peuple pour le sénat, et plus souvent encore par la condescendance du sénat pour le peuple. Mais dans cette dernière occasion, la violence décida la querelle, et ce fut un tribun même du peuple, qui, sans respect pour sa dignité réputée sacrée, donna le premier coup à son collégue.

Cependant le peuple, revenu de sa frayeur, se reprochoit sa mort comme s'il eût assassiné luimême celui qu'il n'avoit pas défendu assez courageusement. Son indignation se tourna ensuite contre Scipion Nasica, l'auteur du tumulte. Les plébéïens ne le rencontroient jamais dans les rues, qu'ils ne le traitassent publiquement d'assassin et de sacrilége. Les uns frémissant de colère, menaçoient de le tuer; d'autres proposoient de le citer devant l'assemblée du peuple. Le sénat, craignant que sa présence n'excitât une nouvelle sédition, jugea à propos de l'éloigner, et on l'envoya en Asie, avec une commission apparente, qui cachoit un véritable exil. Le sénat, pour achever de calmer le peuple, consentit à l'exécution de la loi ; il permit qu'on substituât à Tibérius un autre commissaire qui le remplaçât dans le partage des terres et même on déféra cet emploi à Publius Crassus, dont C. Graccus, frère de Tibérius, avoit épousé la fille. Mais on ne cherchoit

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