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qu'à amuser le peuple: les loix de Tibérius étoient toujours également odieuses aux grands; la mort d'Appius Claudius, un des triumvirs, leur fournit un nouveau prétexte pour en surseoir encore l'exécution, et on commença à regarder le partage des terres comme ces affaires qu'on veut ruiner insensiblement, en les laissant tomber dans l'oubli.

Il n'y avoit que Caïus Graccus dont le peuple pût attendre du secours. Mais outre qu'il étoit encore trop jeune pour entrer dans les charges, et qu'il n'avoit que vingt-un ans quand son frère fut tué, on remarqua que depuis sa mort il affectoit de ne plus se montrer en public, soit qu'il craignît véritablement les ennemis de sa maison soit qu'il voulût les rendre encore plus odieux au peuple par cette crainte affectée. Car on ne fut pas long-temps sans s'apercevoir qu'il ne s'étoit banni volontairement du commerce du monde, que pour se préparer à y paroître avec plus d'éclat et en état de venger la mort de son frère.

Il n'y avoit, comme on sait, que deux routes qui conduisoient également à toutes les dignités de la république, l'éloquence et une grande valeur. Caius s'étoit déjà signalé à la guerre de Numance, sous les ordres du jeune Scipion, son général et son beaufrère. La mort de Tibérius et la ruine de son parti l'ayant obligé de disparoître, il employa tout le temps de sa retraite à l'étude de l'éloquence, et à se perfectionner dans le talent de la parole, si nécessaire dans un gouvernement républicain. Il s'ense velit dans son cabinet; sa porte étoit fermée aux jeunes Romains de son âge, et aux amis de sa maison. On l'oublia bientôt, et le frère de Tibérius, et le petit-fils du grand Scipion étoit ignoré dans Rome. Les grands regardoient avec plaisir cette retraite comme un effet de la consternation où l'avoit jeté la mort de son frère, et comme une déclaration tacite qu'il n'osoit prendre de part au gouver

nement.

Mais on ne fut pas long-temps sans s'apercevoir qu'il ne s'étoit éloigné des affaires que pour s'en rendre plus capable. Il sortit de sa retraite pour défendre un des amis de son frère, appelé Vectius, que le parti opposé vouloit perdre, sous prétexte de différens crimes dont on l'accusoit. Caius entreprit sa défense; il monta pour la première fois à la tribune aux harangues. Le peuple ne l'y vit paroître qu'avec des acclamations et des transports de joie extraordinaires. Il crut voir renaître en sa personne un second Tibérius, et un nouveau protecteur des loix Agraires. Cette bienveillance, dont il recevoit des témoignages si éclatans, lui inspira une confiance et une hardiesse peu ordinaires à ceux qui parlent en public pour la première fois, et il défendit son client avec tant d'éloquence, qu'il fut renvoyé absous par tous les suffrages de l'assemblée.

An de Rome 527. Après avoir, par une première action, essayé ses forces et la disposition des esprits, il crut, avant que de se jeter entièrement dans les affaires, avoir encore besoin de cette réputation que donnent la valeur et les armes : il demanda et il obtint la charge de questeur de l'armée qui étoit alors en Sardaigne sous les ordres du consul Oresta: c'étoit le premier emploi par lequel il falloit commaneer pour entrer dans les dignités de la république. Plutarque, dans la vie de Caïus, nous apprend que personne à l'armée ne fit paroître plus de valeur contre les ennemis, et plus d'attachement pour la discipline militaire. On admiroit sur-tout, dans un âge si peu avancé, sa tempérance et l'austérité de ses mœurs. Il n'en étoit pas moins civil, ni moins complaisant. L'officier et le simple soldat, qui avoient affaire à lui, par rapport aux fonctions de sa charge, se louoient également de sa douceur, de son exactitude, et sur-tout de sa probité et de son désintéressement. La pratique constante de tant de vertus n'étoit pas renfermée dans le camp des Romains. Caius traitoit avec la même humanité les sujets de

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la république, qui dépendoient de sa charge. Le citoyen et le laboureur, comme le soldat, se louoient également de son intégrité. Sa réputation passa bientôt les mers; et Micipsa, roi de Numidie, et fils de Massinissa, ayant envoyé gratuitement du blé pour l'armée de Sardaigne, les ambassadeurs que ce prince avoit alors à Rome, déclarèrent en plein sénat que le roi leur maître n'avoit fait cette libéralité qu'en considération de Caius Graccus, dont il révéroit la vertu. Cette déclaration réveilla la jalousie et la haine des grands. Des verius trop éclatantes leur furent odieuses et suspectes ; et, pour ravaler en quelque manière la gloire du questeur, et le rendre méprisable, ils chassèrent honteusement du sénat ces ambassadeurs, comme des Barbares, qui, par cette préférence, avoient manqué de respect pour leur compagnie.

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Un traitement si indigne, et qui sembloit violer le droit des gens, fut bientôt su en Sardaigne. Caius n'apprit qu'avec un vif ressentiment cet effet de la haine implacable des grands; son retour à Rome lui parut alors nécessaire pour y soutenir son crédit, et pour repousser un outrage qui le regardoit directement et qui n'avoit pour objet que de le rendre méprisable au peuple et parmi les nations étrangères. Il partit brusquement, et on le vit dans la place lorsqu'on le croyoit encore en Sardaigne. Les ennemis de sa maison, attentifs à toutes ses démarches lui voulurent faire un crime de ce qu'il étoit revenu avec son général. On le cita devant les censeurs; il y comparut, et il dissipa facilement cette accu

sation.

An de Rome 659. Il fit voir qu'il avoit demeuré trois ans auprès de son général, quoiqu'il fût permis à un questeur de revenir à Rome au bout de l'an, et qu'ainsi il avoit servi deux ans plus que ne prescrivoient les loix. Il ajouta qu'il étoit revenu de Sardaigne sans argent, au lieu que tous ceux qui l'avoient précédé dans le même emploi s'y étoient

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enrichis, et qu'ils avoient rapporté non-seulement leurs bourses pleines d'or et d'argent, mais qu'ils en avoient encore rempli les cruches et les vases qui leur avoient servi en passant dans cette île pour y transporter du vin. On peut bien juger qu'avec de pareilles raisons il n'eut pas de peine à être absous. Ses ennemis, qui ne cherchoient qu'à l'éloigner des dignités, où vraisemblablement la faveur du peuple l'alloit élever, lui suscitèrent une nouvelle accusation. Ils tentèrent de le rendre suspect d'une sédition qui s'étoit faite à Frégelle, ville dépendante de la république et que le préteur Opimius, homme sévère et cruel, n'avoit dissipée que par la ruine entière de cette ville et la mort des principaux habitans. Ce sénateur, ennemi déclaré de la mémoire de Tibérius, dans le compte qu'il rendit en plein sénat de la conduite qu'il avoit tenue dans cette affaire, n'oublia rien pour faire comprendre que Caïus étoit le chef muet de ces mouvemens. Il ajouta qu'il avoit découvert qu'il avoit entretenu des liaisons secrètes avec les premiers de cette ville; qu'il n'étoit pas vraisemblable qu'ils eussent formé le projet de se soustraire aux ordres du sénat, s'ils n'avoient été assurés secrétement de la protection du peuple ; et que si leur désobéisance avoit eu un heureux succès, ce n'auroit été peutêtre que le signal d'une révolte contre la souveraineté de la république. Mais comme tout ce que ce sénateur passionné avança contre Caius se trouvoit sans preuves, ses mauvais desseins n'eurent point de suite, et le jeune Graccus ne crut point se pouvoir mieux venger de ses ennemis, qu'en demandant hautement la charge de tribun du peuple. C'étoit attaquer le sénat par son endroit le plus sensible. Au seul nom de Graccus, les grands et ceux sur-tout qui avoient tant d'intérêt qu'on ne fit pas revivre les loix Agraires, frémissoient de colère. Il se fit une espèce de conspiration pour empêcher qu'il ne parvint au tribunat. Mais tout le peuple se déclara en

sa

sa faveur ; et il accourut même de la campagne un si grand nombre de plébéiens pour lui donner leurs voix, que la place ne pouvant contenir toute cette multitude, plusieurs montèrent sur les toits des maisons, d'où, par des vœux publics et des acclamations mêlées d'éloges, ils demandoient Caïus pour tribun; et comme dans cette sorte d'élection les voix se comptoient par tête, le peuple, plus nombreux que la noblesse, l'emporta hautement, et obtint Caïus pour un de ses tribuns. Il ne se vit pas plutôt revêtu d'une dignité qui lui donnoit un pouvoir presque sans bornes, qu'il forma sur le plan de son frère des desseins encore plus hardis, et qu'il poussa même avec plus d'ardeur qu'il n'avoit fait. C'étoient le même esprit et les mêmes vues dans les deux frères, quoique de caractères différens. Tibérius, comme nous l'avons dit, cachoit une fermeté invincible sous une modération apparente. Son éloquence étoit douce et insinuante; il vouloit plaire pour pouvoir persuader; il cherchoit à toucher ses auditeurs; et quand il dépouilla Octavius du tribunat, il sembloit qu'il fût aussi touché que lui de sa disgrâce, et qu'il n'y avoit que l'amour seul de la justice et l'intérêt du peuple qui l'eussent réduit à la triste nécessité de rendre son collégue malheureux.

Caïus se laissoit voir plus à découvert ; aussi éloquent, mais plus vif dans ses expressions, et plus véhément que son frère, son discours étoit orné de figures pathétiques; il mêloit même des invectives à ses preuves et à ses raisons; son zèle pour les intérêts du peuple se tournoit en colère contre le sénat. Il ne sortoit, pour ainsi dire , que des éclairs et des foudres de sa bouche, et il portoit la terreur jusque dans le fond de l'ame de ses auditeurs. Du reste, la fermeté de ces deux frères, l'amour qu'ils avoient pour la justice, leur intégrité, et leur tempérance, leur éloignement des voluptés, leur attachement inviolable aux intérêts du peuple

Tome II.

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