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1749. Avril.

10 Mai. Promenade

pas pour occuper bien long-tems un naturaliste. Je ne pouvois trouver de quoi m'inftruire qu'en traver fant le fleuve pour visiter le continent. J'y paffois dans mon canot le plus fouvent qu'il m'étoit poffible, fouvent même plufieurs jours de fuite. L'ifle de Sor eft la premiere terre qui fe préfente au bord oriental du fleuve, & qui fait face à l'ifle du Sénégal. Elle a plus d'une lieue de longueur, & eft partagée par de petites rivieres qu'on nomme marigots. Ses fables qui ne dif ferent en rien de ceux de l'ifle du Sénégal, font d'une fertilité inconcevable. Ils forment dans fon milieu plufieurs collines d'une pente fort douce, & couvertes de gommiers blancs, de gommiers rouges (1), & d'autres arbres tous épineux, & d'un accès très-difficile.

Je defcendis pour la premiere fois fur cette isle le fur cette ifle. 10 de mai, accompagné de mon interprête & des deux nègres qui avoient conduit mon canot. Elle est bordée d'un bois très-épais, au travers duquel on trouve, avec bien de la peine, un fentier par où il faut né ceffairement paffer pour pénétrer dans fon intérieur. Ce feroit un petit mal, fi l'on n'étoit pas continuellement arrêté par les épines qui s'accrochent aux habits, & déchirent les jambes: pour moi j'en étois quitte pour quelques morceaux de ma vefte ou de ma chemife, feuls vêtemens qu'on puiffe fouffrir dans un pays fi chaud, où la chemise feule gêne encore beaucoup; mais mes nègres avec toute leur souplesse, y laiffoient fouvent quelques lambeaux de leur peau,

(1) Efpeces d'acacies fur lefquelles on recueille les deux fortes de gommes, la blanche & la rouge, connues autrefois fous le nom de gomme Arabique, & aujourd'hui fous celui de gomme du Sénégal.

fans

Mai,

fans parler des épines qui leur entroient dans les pieds; 1749. car la plûpart ne font pas ufage des fandales. N'est-il pas étonnant que depuis plus de trente ans que les habitans de cette ifle ont commerce avec ceux de l'ifle du Sénégal, ils ne se foient pas donné la peine de s'ouvrir un chemin praticable? Y a-t-il rien qui prouve mieux la pareffe & la négligence des nègres? Leur grand chemin, la grande route de cette ifle, est un fentier, qui même ne mérite pas ce nom, puisque souvent on eft obligé de fe mettre ventre à terre pour y paffer. Malgré ces difficultés je me tirai d'embarras.

Mes nègres m'apprirent qu'il y avoit du gibier dans cet endroit. J'avois mon fufil; ils portoient auffi chacun le leur. J'y chaffai quelques heures, fans me rebuter des courbettes qu'il falloit faire à chaque inftant fous les épines. Des perdrix & quelques lievres que je tuai, me dédommagerent de mes fatigues. Le lievre Lievres. de ce pays n'est pas tout-à-fait celui de France : il est un peu moins gros, & tient pour la couleur du lievre & du lapin. Il femble que fa chair blanche le rapproche davantage du lapin; mais il ne terre point. Sa chair eft d'une délicateffe & d'un goût exquis. On ne peut pas dire la même chofe de celle de la perdrix : elle est d'une dureté qui la fait mépriser. Je ne sçai même si on ne doit pas lui donner plutôt le nom de gelinote, car elle en a la groffeur & à peu près les couleurs. Deux forts ergots qu'elle porte derriere les pieds, la diftinguent fuffisamment des autres efpeces de ce genre.

Perdrix,

Content de ma chaffe, je poursuivis jusqu'au village Village de

Sor.

1749. Mai.

gots.

de Sor qui donne fon nom à cette isle. Pour y arriver, il me fallut paffer deux marigots : ce font des rivieres, dont tout le pays eft tellement coupé, qu'on ne peut faire deux pas fans trouver fon chemin barré. J'avois Paffage de un expédient lorsqu'elles n'étoient pas trop profondeux mari- des ; c'étoit de me faire porter par mes nègres. Je m'en fervis en cette occafion : l'un d'eux me prêta fes épaules, & comme fes habits ne l'embarrassoient pas, il fut bientôt dans l'eau jufqu'à la poitrine, & me paffa dans un instant, & comme en courant, le premier marigot qui avoit plus de largeur que la Seine au Pont-Royal. Voilà quelle fut ma monture (qu'on me paffe ce terme): c'eft la plus fûre pour ces fortes de trajets, parce que ces gens-là font accoutumés à cheminer dans ces plaines d'eau, comme dans celles de terre, & qu'ils en connoiffent toutes les routes: auffi je n'en avois point d'autre lorsqu'il s'agiffoit de traverser une riviere ou un étang de moyenne profondeur ; je ne le répeterai plus.

ceilive des fables.

Mes pieds, malgré mon attention, avoient trempé dans l'eau ; mais ils ne furent pas long-tems à se sécher. Chaleur ex- J'avois à marcher fur des fables qu'on auroit tort d'appeller autrement que des fables brûlans, puisqu'on y éprouvoit dans les tems les plus ordinaires, une chaleur de 60 degrés & même davantage, comme je l'ai reconnu depuis, par des obfervations que j'ai fuivies fcrupuleufement au thermometre de M. de Reaumur. On peut faire l'essai de fe procurer une pareille chaleur aux pieds, dans un tems où celle de l'air libre fera de 22 degrés à l'ombre, comme il étoit alors fur l'ifle du Sénégal le 10 mai, dans un jour des plus froids de

1749.

Mai.

te chaleur.

l'hiver du pays: on jugera facilement quelle doit être la fenfibilité d'un Européen tranfporté d'un climat tempéré, au climat le plus chaud de l'Univers. Mes Effets de cetfouliers s'y racorniffoient, fe coupoient, puis tomboient en poudre : les pieds même de mes nègres crevaffoient; & la feule réflexion de la chaleur du fable me faifoit lever toute la peau du vifage, & m'y caufoit une cuiffon qui duroit quelquefois cinq ou fix jours. Tels étoient les effets les plus ordinaires de la grande chaleur que j'avois à éprouver quand je me promenois dans les terres du Sénégal : effets qui augmentoient à proportion que la chaleur au lieu de 22 degrés, montoit au 34° à l'ombre, c'est-à-dire, dans l'air le plus froid. A ces incommodités, il faut joindre Incommod:celle du sable mouvant, qui, outre qu'il fatigue beau- tés des fables. coup parce qu'on y enfonce jusqu'à la cheville du pied, remplit les fouliers d'un poids tout-à-fait gênant. Ce fut alors que je reconnus l'utilité de cette peau épaiffe de plus d'un travers de doigt, que ture a placée fous les pieds des nègres, qui, en leur fervant de défense contre la dureté des corps étrangers, les dispense de l'usage des fouliers. Je m'accoutumois cependant peu à peu à ces genres de fatigues; car il

la na

n'eft rien dont on ne vienne à bout avec de la bonne volonté, & ce point ne me manquoit pas.

l'Auteur chez

de Sor.

Après les alternatives d'un paffage au travers des Réception de bois d'épines, des rivieres, & des fables ardens, j'ar- leGouverneur rivai, chassant & herborisant, au village de Sor. J'y trouvai le Gouverneur que les nègres connoiffent fous le nom de Borom-dek, c'est-à-dire, Maître du village. C'étoit un vénérable vieillard d'environ cin

1749.

Mai.

Mais

quante ans, qui avoit la barbe blanche & les cheveux gris. Quand je dis un vieillard de cinquante ans, c'est qu'il eft de fait que les nègres du Sénégal font réellement vieux dès l'âge de quarante-cinq ans & fouvent plutôt : & je me fouviens d'avoir entendu dire plufieurs fois, à des françois anciens habitans du Sénégal, qu'ils avoient remarqué que la vie des nègres de ce pays ne paffoit guères foixante ans; remarque qui s'accorde parfaitement avec les observations dont j'ai tâché de m'affurer pendant mon féjour au Sénégal. pour revenir revenir au maître du village de Sor, c'étoit un grand homme, de bonne mine, qui portoit fur fa phyfionomie un caractere de douceur & de grande bonté: il s'appelloit Baba-sec. Il étoit affis fur le fable à l'ombre d'un jujubier (1) planté devant sa case, où Salut des nè il fumoit & converfoit avec quelques amis. Auffi-tôt qu'il m'apperçut, il se leva, me présenta trois fois la main, puis la porta tantôt à fon front, tantôt à la poitrine, me demandant à chaque fois en fa langue, comment je me portois. J'en fis autant de mon côté en même tems, parce que je compris bien que c'étoit la façon de faluer ufitée dans le pays. Il ne m'ôta point fon bonnet, car il n'en portoit pas ; pour moi je fuivis la coutume des françois, qui eft de ne fe pas découvrir devant les gens de fa couleur. Il me fit apporter enfuite une natte fur laquelle je m'affis; & il fe mit fur un des coins, fans qu'il me fût poffible de le faire Lour refpect approcher du milieu. C'est une marque de refpect qu'ils portent aux françois, qu'ils regardent comme des

gres.

pour les françois.

(1) Jujuba aculeata, nervofis foliis infrà fericeis flavis. Burm. Thez. Zeyl. p. 131. tab. 61.

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