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Les deux amis partirent, & je les vis ve nir de loin; j'en fus tout émû, & je fus fur le point de quitter mon ouvrage & d'aller me cacher, pour ne point paroître devant eux. Attaché à mon travail, je fis semblant de ne les avoir pas apperçus ; & je ne levai les yeux pour les regarder, que quand ils furent fi près de moi, & que m'ayant donné le falut de paix, je ne pûs honnêtement m'en difpenfer. Je les baiffai auffi-tôt ; & en leur contant ma derniere difgrace dans toutes fes circonftances, je leur fis connoître pourquoi ils trouvoient auffi pauvre que la premiere fois qu'ils m'avoient vû.

Quand j'eus achevé: Vous pouvez me dire,ajoûtai-je, que je devois cacher les cent quatre-vingt-dix pieces d'or ailleurs que dans un vafe de fon, qui devoit le même jour être emporté de ma maison. Mais il y avoit plufieurs années que ce vafe y étoit, qu'il fervoit à cet ufage; & que toutes les fois que ma femme avoit vendu le fon, à mesure qu'il en étoit plein, le vase étoit toujours refté. Pouvois-je deviner que ce jour-là même, en mon abfence, un vendeur de terre à décraffer pafferoit à point nommé ; que ma femme fe trouveroit fans argent, & qu'elle feroit avec lui l'échange qu'elle a fait. Vous pourriez me dire que je devois avertir ma femme; mais je ne croirai jamais que des perfonnes auffi fages, que je fuis perfuadé que vous êtes, m'euffent don

né ce confeil. Pour ce qui eft de ne les avoir pas cachées ailleurs, quelle certitude pouvois-je avoir qu'elles y euffent été en plus grande fûreté

Seigneur, dis-je, en m'adreflant à Saadi, il n'a pas plû à Dieu que votre libéralité fervît à m'enrichir, par un de ses secrets impénétrables, que nous ne devons pas approfondir. Il me veut pauvre & non pas riche: je ne laiffe pas de vous en avoir la même obligation que fi elle avoit eu fon effet entier, selon vos fouhaits.

Je me tus, & Saadi qui prit la parole me dit: Haffan, quand je voudrois me perfuader que tout ce que vous venez de nous dire eft auffi vrai que vous prétendez nous le faire croire, & que ce ne feroit pas pour cacher vos débauches ou votre mauvaise économie, comme cela pourroit être, je me garderois bien néanmoins de paffer outre, & de m'opiniâtrer à faire une expérience capable de me ruiner. Je ne regrette pas les quatre cent pieces d'or dont je me fuis privé, pour effayer de vous tirer de la pauvreté; je l'ai fait par rapport à Dieu, fans attendre autre récompenfe de votre part, que le plaifir de vous avoir fait du bien. Si quelque chofe étoit capable de m'en faire repentir, ce feroit de m'être adre Té à vous plutôt qu'à un autre, qui peutêre en auroit mieux profité. Et en se tournant du côté de fon ami: Saad, continua,

t-il, vous pouvez connoître par ce que je viens de dire, que je ne vous donne pas entierement gain de caufe. Il vous eft pourtant libre de faire l'expérience de ce que vous prétendez contre moi depuis fi longtems. Faites-moi voir qu'il y ait d'autres moyens que l'argent capable de faire la for tune d'un homme pauvre, de la maniere que je l'entends, & que vous l'entendez, & ne cherchez pas un autre fujet que Haffan. Quoi que vous puiffiez lui donner, je ne puis me perfuader qu'il devienne plus riche qu'il n'a pû faire avec quatre cent pieces d'or.

Saad tenoit un morceau de plomb dans la main, qu'il montroit à Saadi; vous m'avez vû, reprit il, ramaffer à mes pieds ce morceau de plomb, je vais le donner à Haffan, vous verrez ce qu'il lui vaudra.

Saadi fit un éclat de rire en fe mocquant de Saad: un morceau de plomb, s'écria-til, hé que peut-il valoir à Haffan qu'une obole, & que fera-il avec une oboie à Saad en me préfentant le morceau de plomb me dit: Laiffez rire Saadi, & ne laiffez pas de le prendre, vous nous direz un jour des nouvelles du bonheur qu'il vous aura porté.

Je crus que Saad ne parloit pas férieusement, & que ce qu'il en faifoit n'étoit que pour fe divertir. Je ne laiffai pas de recevoir le morceau de plomb, en le remerciant; & pour le contenter je le mis dans ma vefte comme par maniere d'acquit. Les

deux amis me quitterent pour achever leur promenade, & je continuai mon travail.

Le foir comme je me deshabillois pour me coucher, & que j'eus ôté ma ceinture le morceau de plomb que Saad m'avoit donné, auquel je n'avois plus fongé depuis tomba par terre ; je le ramaffai & le mis dans le premier endroit que je trouvai.

le

La même nuit il arriva qu'un pêcheur de mes voisins, en accommodant fes filets trouva qu'il y manquoit un morceau de plomb; il n'en avoit pas d'autre pour remplacer, & il n'étoit pas heure d'en envoyer acheter, les boutiques étoient fermées. Il falloit cependant, s'il vouloit avoir pour vivre le lendemain, lui & fa famille qu'il allât à la pêche deux heures avant le jour. Il témoigne fon chagrin à sa femme & il l'envoye en demander dans le voifinage pour y fuppléer.

La femme obéit à fon mari; elle va de -porte en porte, des deux côtés de la rue & ne trouve rien. Elle rapporte cette réponse à fon mari, qui lui demande en lui nommant plufieurs de fes voifins, fi elle avoit frappé à leur porte elle répondit qu'oui; & chez Haffan Alhabbal, ajoûta-il, je gage que vous n'y avez pas été.

Il eft vrai, reprit la femme, je n'ai pas été jufques-là, parce qu'il y a trop loin; & quand j'en aurois pris la peine, croyezNous que j'en euffe trouvé ? Quand on n'a

befoin de rien, c'eft justement chez lui qu'il faut aller ; je le fçai par expérience. Cela n'importe,reprit le pêcheur, vous êtes une pareffeuse, je veux que vous y alliez ; vous avez été cent fois chez lui fans trouver ce que vous cherchiez, vous y trouverez peut-être aujourd'hui le plomb dont j'ai be foin; encore une fois, je veux que vous y alliez.

La femme du pêcheur fortit en murmu. rant & en grondant, & vint frapper à ma porte. Il y avoit déja quelque tems que je dormois; je me réveillai en demandant ce qu'on vouloit. Haffan Alhabbal, dit la femme en hauffant la voix, mon mari a befoin d'un peu de plomb pour accommoder fes filets; fi par hafard vous en avez, il vous prie de lui en donner.

La mémoire du morceau de plomb que Saad m'avoit donné, m'étoit fi récente, fur tout après ce qui m'étoit arrivé en me deshabillant, que je ne pouvois l'avoir ou blié. Je répondis à la voifine que j'en avois, qu'elle attendît un moment & que ma femme alloit lui en donnet un morceau. Ma femme qui s'étoit auffi éveillée au bruit, fe leve, trouve à tâton le plomb où je lui avois enfeigné qu'il étoit, entr'ouvre la porte & le donne à la voifine.

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La femme du pêcheur ravie de n'être pas venue en vain : voifine, dit-elle à ma femme, le plaifir que vous nous faites à mon

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