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LETTRE

DE MADAME LA P. F.

'A M. l'Abbé R. Docteur de Sorbonne.

A Paris, le 21. Janvier 1721.

P

ERSONNE ne prendra jamais, MONSIEUR, plus de part que moi à la juftice que l'on rendra au mérite de Madame Dacier, fi digne des éloges des plus fameux Ecrivains, parce que perfonne n'a tant eftimé fes vertus & ne l'a éxaminée avec plus d'attention pendant plufieurs années que j'ai été du nombre de fes amies: ce que j'ai toujours tenu à grand honneur.

Ceux qui ont parlé de Madame Dacier le font plus attachés à faire l'éloge de fes Ouvrages, que celui de fa perfonne; cependant c'eft retrancher une partie de fa gloire, que de ne pas entrer dans un détail qui lui eft infiniment avantageux, & qui peut même Tome I. Partie I. A

être très-utile. Il feroit voir aux hommes qu'ils doivent fouhaiter, loin de le craindre, que les femmes ayent le goût des Livres, & les femmes apprendroient que la fcience eft fi peu oppofée à leurs devoirs, qu'aucune ne s'en eft acquittée auffi excellement que Madame Dacier.

En me rappellant le fouvenir de ce que j'ai vu d'elle dans fon domeftique, je fens naître une tentation à laquelle je vais fuccomber: c'eft, M. d'entrer dans ce détail où je fouhaitois que quelqu'un plus capable que moi fût entré. Je n'ai befoin, après tout, que d'un récit fimple & fidele pour réuffir.

Montagne dit que l'on eft principalement obligé à Plutarque de nous avoir fait connoî tre les grands Hommes, à leur à tous les jours on me fçaura donc gré d'avoir mis Madame Dacier dans un point de vue également propre à faire aimer la fcience & la vertu. La réputation de Madame Dacier, comme fçavante, m'avoit donné de l'admiration & de l'humilité, fans nulle envie de la connoître plus particulierement; je connoiffois la diftance infinie qui nous féparoit, & je ne me jugeois pas à portée de profiter de fon commerce, jufqu'au moment que la fortune m'ayant liée d'amitié avec de fes amis intimes, ils me dirent des chofes d'elle qui me firent défirer ardemment de la voir,

Je la trouvai filant, d'une politeffe judicieufe, éloignée de toute affectation, parlant aux femmes des chofes dont on les entretient ordinairement : je me fouviens que je penfai m'en fächer, & que me croyant plus habile qu'elle dans ce que je fuppofois qu'el le traitoit de bagatelles,j'aurois voulu qu'elle me parlât de ce que je ne fçavois pas; mais je connus bientôt que l'on pouvoit toûjours s'inftruire avec elle: les ajuftemens, les meubles, rien ne lui étoit inconnu; elle fçavoit les differentes fabriques des étoffes, & leurs differens dégrés de bonté, auffi-bien que leur jufte prix; & j'aurois donné la préférence à Madame Dacier fur toutes les femmes de ma connoiffance pour des emplettes confidérables.

Sa fille vivoit alors; une fanté qui avoit toûjours été délicate, n'avoit pas permis à Madame Dacier de l'engager dans la même carriere, où elle avoit acquis tant de gloire; mais de fages ménagemens & les heureuses difpofitions de cette aimable fille lui avoient procuré tout ce qui peut perfectionner la raifon & ouvrir l'efprit. Elle s'étoit d'abord amufée de l'étude de la Mufique; mais tenant de fa famille, l'idée & l'amour de la perfection, elle étoit devenue fi habile, que dans des Concerts qu'elle faifoit avec les plus fameux Muficiens, elle montroit une

capacité prefque miraculeufe; fa figure donnoit un nouveau luftre à un talent fi agréable, & femblable à Clio, elle en avoit les graces & la modeftie, auffi-bien que la fcience; elle étoit digne en toute maniere de l'amour de M. & de Madame Dacier, & du tendre fouvenir de ceux qui l'ont connue. Elle a eu le deftin des Rofes; elle a vécu l'efpace d'un

matin.

Madame Dacier n'oublioit rien de fa part pour rendre les Concerts dont je parle, d'agréables régals, foit par une compagnie choifie, foit par des colations qu'elle compofoit de ce qu'elle faifoit elle-même; fa pâtifferie, fes confitures, fes liqueurs, tout étoit d'un goût exquis; elle fçavoit même faire du pain excellent. Quand je confiderois dans ces fortes d'occupations cette même perfonne qui étoit fi bien entrée dans le fublime d'Homere, je croyois voir ces mêmes Héros paffer des emplois les plus férieux aux foins de recevoir leurs hôtes; Madame Dacier & fes Héros m'en paroiffoient plus aimables, & ce fentiment me confirmoit dans la pensée que nous avons une fauffe idée de la véritable grandeur.

J'admirois encore plus Madame Dacier dans fes talens domeftiques que dans fes Livres; j'avoue que ces differens mérites étoient ce qu'eft le clair obfcur en peinture;

leur oppofition les relevoit ; mais elle faifoit fentir dans toutes fes actions une convenance & une bonté qui feules leur auroient donné du prix; le jugement que j'en portois étoit conforme à fes propres fentimens; car jamais perfonne n'a fait tant de cas des mœurs. Nul ménagement de vanité ou d'interêt ne lui a fait mettre au rang de fes amis des gens fans vertu; indulgente cependant, ou du moins très réservée à blâmer ce qu'elle n'approuvoit pas, elle ne cherchoit point à mettre fon mérite au jour, en lui oppofant les défauts d'autrui; on ne lui remarquoit nul retour fur elle-même, elle ne faifoit jamais fentir le Moi ; fa bonté naturelle l'éloignoit des opinions qui favorifent la dureté; elle fe délaffoit, en s'amufant de plufieurs fortes d'Animaux qu'elle nourriffoit, & dont elle prenoit foin elle-même. Qui l'auroit vûe au milieu de fes Oifeaux l'auroit crûe toute livrée à ce goût là. Il faut avoir vû familieremilierement Madame Dacier pour comprendre le loifir que donne l'averfion de l'oifiveté & des vains amusemens qui confument le tems des autres femmes; elle trouvoit du tems pour tout, & tout fe faifoit avec tant d'ordre, qu'elle n'avoit jamais l'air affairé. Je ne fçai où j'ai lû que les actions du fage forment l'harmonie la plus parfaite qui foit fous le Ciel.

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