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répandaient sur son compte. On conçoit donc avec quelle vivacité Carathis décacheta la lettre, et quelle fut sa rage lorsqu'elle apprit la lâche conduite de son fils. Ah! ah! dit-elle; je périrai, ou il pénétrera dans le palais du feu; que je meure dans les flammes, et que Vathek règne sur le trône de Suleïman! En parlant ainsi, elle fit la pirouette d'une manière si magique et si effroyable, que Morakanabad en recula de terreur; elle commanda de préparer son grand chameau Alboufaki, et de faire venir la hideuse Nerkès et l'impitoyable Cafour je ne veux pas d'autre train, ditelle au visir; je vais pour affaires pressantes, ainsi trêve de parade; vous aurez soin du peuple; plumez-le bien dans mon absence; car nous dépensons beaucoup, et on ne sait pas ce qui arrivera.

La nuit était très noire, et il soufflait de la plaine de Catoul un vent malsain, qui aurait rebuté tout voyageur, quelque pressé qu'il eût pu être; mais Carathis se plaisait beaucoup à tout ce qui était funeste,

Nerkès en pensait autant, et Cafour avait un goût particulier pour les pestilences. Au matin, cette gentille caravane, guidée par les deux bûcherons, s'arrêta sur les bords d'un grand marais d'où s'exhalait une vapeur mortelle, qui aurait tué tout autre animal qu'Alboufaki, qui naturellement pompait avec plaisir ces malignes odeurs. Les paysans supplièrent les dames de ne pas dormir dans ce lieu. Dormir! s'écria Carathis; la belle idée! Je ne dors jamais que pour avoir des visions; et quant à mes suivantes, elles ont trop d'occupations pour fermer le seul œil qu'elles ont. Les pauvres gens, qui commençaient à ne pas trop se plaire dans cette compagnie, restèrent la gueule béante.

Carathis mit pied à terre, aussi bien que les négresses qu'elle avait en croupe; et toutes s'étant mises en chemise et en caleçons, elles coururent à l'ardeur du soleil pour cueillir des herbes vénéneuses, dont

il

Y avait à foison le long du marécage. Cette provision était destinée pour la

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famille de l'Émir, et pour tous ceux qui pouvaient apporter le moindre empêchement au voyage d'Istakhar. Les bûcherons mouraient de peur, en voyant courir ces trois horribles fantômes, et ne goûtaient pas trop la société d'Alboufaki. Ce fut bien pire lorsque Carathis leur ordonna de se mettre en route, quoiqu'il fût midi et qu'il fit une chaleur à calciner les pierres; malgré tout ce qu'ils purent dire, il fallut obéir.

Alboufaki, qui aimait beaucoup la solitude, reniflait quand il apercevait la moindre habitation, et Carathis, le gâtant à sa manière, se détournait tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne purent pas prendre la moindre nourriture sur la route. Les chèvres et les brebis, que la Providence semblait leur envoyer, et dont le lait aurait pu les rafraîchir un peu, s'enfuyaient à la vue du hideux animal et de son étrange charge. Pour Carathis, elle n'avait nul besoin de ces aliments communs, ayant inventé depuis longtemps un

opiat qui lui suffisait et dont elle faisait part à ses chères muettes.

A la nuit tombante, Alboufaki s'arrêta tout court, et frappa du pied. Carathis connaissait ses allures, et comprit qu'elle devait être dans le voisinage d'un cimetière. En effet, la lune jetait une pâle lueur qui lui fit bientôt entrevoir une longue muraille et une porte à demi ouverte et si élevée, qu'elle pouvait y faire passer Alboufaki. Les misérables guides qui touchaient à l'extrémité de leurs jours, prièrent alors humblement Carathis de les enterrer, puisqu'elle en avait la commodité et rendirent l'âme. Nerkès et Cafour plaisantèrent à leur manière sur la sottise de ces gens, trouvèrent l'aspect du cimetière fort à leur gré, et les sépulcres bien réjouissants; il y en avait au moins deux mille. sur la pente d'une colline. Carathis, trop occupée de ses grandes vues pour s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu'il fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti de sa situation. Assurément, se disait-elle, un si beau cimetière est hanté par les Goules;

cette espèce ne manque pas d'intelligence; comme j'ai laissé mourir mes bêtes de guides faute d'attention, je demanderai mon chemin aux Goules, et, pour les amorcer, je les inviterai à se régaler de ces corps frais. Après ce sage monologue, elle parla des doigts à Nerkès et à Cafour, leur disant d'aller frapper aux tombeaux, et d'y faire entendre leur joli ramage.

Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, et qui se promettaient beaucoup de plaisir dans la compagnie des Goules, partirent avec un air de conquête, et se mirent à faire toc toc! contre les sépulcres. A mesure qu'elles frappaient, on entendait un bruit sourd dans la terre, les sables se remuaient, et les Goules, attirés par la fraîcheur des nouveaux cadavres, sortaient de toutes parts avec le nez en l'air. Tous se rendirent devant un cercueil de marbre blanc où Carathis était assise entre les deux corps de ses malheureux conducteurs. Cette princesse reçut son monde avec une politesse distinguée, et après avoir soupé,

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