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Cependant, le Calife n'avait pas eu les visions qu'il attendait; mais il avait gagné dans ces régions exhaussées un appétit dévorant. Il avait demandé à manger aux muets, et, ayant totalement oublié qu'ils étaient sourds, il les battait, les mordait et les pinçait de ce qu'ils ne bougeaient pas. Heureusement pour ces misérables. créatures, Carathis vint mettre le holà à une scène si indécente. « Qu'est-ce donc, mon fils? dit-elle, tout essoufflée ; j'ai cru entendre les cris de mille chauvessouris qu'on déniche d'un antre, et ce ne sont que ceux de ces pauvres muets que vous maltraitez: en vérité, vous ne méritez pas l'excellente provision que je vous apporte. Donnez, donnez! s'écria le Calife; je meurs de faim. Ma foi ! vous auriez un bon estomac, dit-elle, si vous pouviez digérer tout ce que j'ai ici. Dépêchez-vous, repartit le Calife. Mais, ô ciel ! quelles horreurs que voulez-vous faire? je suis prêt à ! vomir. Allons, allons, répliqua Carathis, ne soyez pas si délicat, aidez-moi à mettre

tout ceci en ordre; vous verrez que les mêmes objets que vous rebutez vous rendront heureux. Préparons le bûcher pour le sacrifice de cette nuit, et ne songez point à manger qu'il ne soit dressé. Ne savezvous pas que tous les rites solennels doivent être précédés d'un jeûne rigoureux ?

Le Calife, n'osant rien répliquer, s'abandonna à la douleur et aux vents qui commençaient à désoler ses entrailles, tandis que sa mère allait toujours son train. On eut bientôt arrangé sur les balustrades de la tour les fioles d'huile de serpents, les momies et les ossements. Le bûcher s'élevait, et en trois heures il eut vingt coudées de haut. Enfin, les ténèbres arrivèrent, et Carathis, toute joyeuse, se dépouilla de ses vêtements: elle battait des mains et brandissait un flambeau de graisse humaine; les muets l'imitaient; mais Vathek, exténué de faim, ne put y tenir plus longtemps, et tomba évanoui.

Déjà les gouttes brûlantes des flambeaux

allumaient le bois magique, l'huile empoisonnée jetait mille feux bleuâtres, les momies se consumaient et lançaient des tourbillons d'une fumée noire et opaque; enfin, les flammes gagnant les cornes de rhinocéros, il se répandit une odeur si infecte que le Calife revint à lui en sursaut, et parcourut d'un œil égaré la scène flamboyante. L'huile enflammée découlait à grands flots, et les négresses, qui ne cessaient d'en apporter, joignaient leurs hurlements aux cris de Carathis. Les flammes devinrent si violentes, et le poli de l'acier les réfléchissait avec tant de vivacité, que le Calife, ne pouvant plus en supporter l'ardeur ni l'éclat, se réfugia sous l'étendard impérial.

Frappés de la lumière qui éclairait toute la ville, les habitants de Samarah se levèrent à la hâte, montèrent sur leurs toits, virent la tour en feu, et descendirent à moitié nus sur la place. Leur amour pour leur souverain se réveilla encore dans ce moment, et, croyant qu'il allait être brûlé

dans sa tour, ils ne songèrent plus qu'à le sauver. Morakanabad sortit de sa retraite en essuyant ses larmes; il criait au feu comme les autres. Bababalouk, dont le nez était plus accoutumé aux odeurs magiques, se doutait que Carathis travaillait à ses opérations, et conseillait à tous de rester tranquilles. On le traita de vieux poltron et d'insigne traître, on fit avancer les chameaux et les dromadaires chargés d'eau; mais comment entrer dans la tour ?

Pendant qu'on s'obstinait à en forcer les portes, un vent furieux s'éleva du nordest, et répandit au loin la flamme. D'abord, le peuple recula, ensuite il redoubla de zèle. Les odeurs infernales des cornes et des momies, se répandant de tous côtés, empestèrent l'air, et plusieurs personnes, presque suffoquées, tombèrent à la renverse. Ceux qui étaient restés debout disaient à leurs voisins éloignez-vous, vous empoisonnez. Morakanabad, plus malade que les autres, faisait pitié; partout on se bouchait le nez mais rien n'arrêta ceux qui enfon

çaient les portes. Cent quarante des plus robustes et des plus déterminés en vinrent à bout. Ils gagnèrent l'escalier, et firent bien du chemin dans un quart d'heure.

Carathis, que les signes de ses muets et de ses négresses alarmaient, s'avance sur l'escalier, en descend quelques marches, et entend plusieurs voix qui crient: Voici de l'eau ! Comme elle n'était pas mal leste pour son âge, elle regagna vite la plateforme, et dit à son fils: Un moment; suspendez le sacrifice; nous allons avoir de quoi le rendre encore plus beau. Certains, s'imaginant, sans doute, que le feu était à la tour, ont eu la témérité d'en briser les portes, jusqu'à présent inviolables, et viennent avec de l'eau. Il faut avouer qu'ils sont bien bons d'avoir oublié tous vos torts; mais n'importe ! Laissons-les monter, nous les sacrifierons au Giaour: nos muets ne manquent ni de force ni d'expérience ils auront bientôt dépêché des gens fatigués. Soit, répondit le Calife, pourvu qu'on finisse et que je dîne !

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