Imágenes de páginas
PDF
EPUB

pour un motif non avoué mais facile à deviner, & qui n'est autre que la crainte de se compromettre, soit vis-à-vis du parlement jaloux de son autorité, soit vis-à-vis des États leurs patrons; deux corps toujours en hostilité l'un contre l'autre. Les documents que nos historiens possèdent maintenant sont si considérables qu'ils n'hésitent point à promettre trois volumes.

:

Le troisième mémoire nous introduit dans les établissements littéraires & les dépôts d'archives où s'est déployée leur infatigable activité; ils ont fouillé tous ceux qui existent dans la capitale le trésor des chartes & la bibliothèque du roi, ainsi que la bibliothèque de Colbert dont nous avons déjà fait mention; celle de l'évêque de Metz, M. le duc de Coislin, formée par le chancelier Séguier, & alors déposée à Saint-Germain des Prés; celle non moins précieuse de cette abbaye; & dans le nombre des collections privées : la bibliothèque du chancelier d'Aguesseau & celles de M. de Chauvelin, garde des sceaux de France, de M. Joly de Fleury, procureur général au parlement de Paris, & de M. Foucault, conseiller d'État, devenue la propriété de l'abbé Rothelin; les cabinets de Denys Godefroy, garde des archives de la chambre des comptes de Paris, de M. de Clairambault, généalogiste des ordres du roi, & du censeur royal Lancelot, membre de l'Académie des inscriptions & belleslettres. Pour compléter cette exploration des collections de la capitale, il y avait encore à visiter celles de la Province. Les États pourvurent aux dépenses de ce voyage, en allouant à dom Devic & dom Vaissete une somme de deux mille livres 2. Pendant un séjour de dix-sept ou dix-huit mois qu'ils firent dans le Midi, en 1723 & 1724, ils trouvèrent chez M. Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, & surtout au château de M. le marquis d'Aubays, chez M. de Mazaugues, président au parlement de Provence, héritier des manuscrits du célèbre Peiresc, & chez d'autres qu'ils citent avec un souvenir reconnaissant, de non moins utiles communications 3. Enrichis de ce butin, ce n'est plus trois volumes, comme précédemment, mais quatre qu'ils ont à donner.

Le quatrième mémoire 4, qui est du commencement de 1726, témoigne de l'ardeur & de la célérité apportées à la rédaction du tome premier. Ce tome est presque achevé & pourra être livré à l'impression dans le mois de juin; les proportions de l'ouvrage ont encore grossi & s'étendent actuellement jusqu'à cinq gros volumes, sans qu'il soit possible d'affirmer que la matière est épuisée. Il ne reste plus qu'à prendre les dispositions nécessaires pour l'exécution typographique, pour le dessin & la gravure des cartes géographiques, des planches représentant les monuments anciens, des vignettes, fleurons & culsde-lampe. Les auteurs proposent un imprimeur dont ils ont expérimenté la diligence & l'habileté, le sieur Jacques Vincent, demeurant à Paris, rue SaintSéverin, en face de l'église de ce nom, à l'enseigne de l'Ange; ils recomman

Mémoire à Nosseigneurs des États de Languedoc.
Pièces justificatives, 2o série, n. 10.
Délibération des Etats généraux du lundi 21 fé-
vrier 1724.
Pièces justificatives, 2° série, n. 9.

3 Préface du tome I de l'Histoire générale de Languedoc, p. xv & XVI de l'édition originale.

* Mémoire à Nosseigneurs des États de Languedoc. - Pièces justificatives, 2o série, n. 10.

dent l'adoption d'un papier de grandeur uniforme pour tous les exemplaires, pareil à celui de l'Histoire de Bretagne, afin d'éviter toute disparité & de prévenir la jalousie entre les personnes ou les corporations auxquelles les États jugeront à propos de les offrir.

A l'échéance fixée, dom Devic & dom Vaissete faisaient honneur à leurs engagements; leur copie, mise au net, était soumise à l'examen du censeur Lancelot, & revêtue de son approbation le 1er août 1727.

་་

Arrêtons-nous ici un instant pour rétrograder jusqu'à l'époque de la révocation des PP. Auzières & Marcland, & de leur remplacement par dom Devic & dom Vaissete, en 1715. Auzières accepta avec une apparente résignation cette disgrâce, son amitié pour dom Vaissete n'en fut ni diminuée ni altérée; quant à l'archevêque de Narbonne, son procédé lui pesait lourdement sur le cœur. Il se retira dans le monastère de Saint-Guillem du Désert, au diocèse de Lodève. Du fond de cette retraite lointaine, il écrivit presque aussitôt à dom Vaissete, pour le féliciter de l'emploi qu'on venait de lui donner & lui offrir les bons conseils d'un confrère, son aîné dans la carrière. Mais au souvenir du prélat, son amour-propre froissé est impuissant à se dissimuler & à se contenir. « Je vous proteste, dit-il, que je suis très content d'être déchargé du soin de <«< visiter les archives des villes & seigneurs du Languedoc & de n'être plus << sous la dépendance de Monseigneur l'archevêque de Narbonne, & il nous << auroit été avantageux de n'avoir jamais receu aucune pension de sa part'. » Plus tard, en 1718, il mande à dom Vaissete qu'il s'occupe toujours de son livre 2; comme il se pique, assure-t-il, d'écrire en historien, il a rangé les faits suivant l'ordre des temps, y mêlant des réflexions politiques, disposant sa narration de manière à rendre le lecteur curieux d'en voir la suite & la fin. Il l'avait conduite jusqu'à la condamnation & au supplice de Montmorency (1632). Il ajoute qu'il avait pris la résolution de s'arrêter à la mort de Louis XIII, pensant qu'on ne permettrait pas d'imprimer tout ce qu'il y a à dire de Louis XIV. On sait que dom Vaissete n'a point dépassé cette limite, & il est probable qu'il se souvint dans l'occasion de l'exemple & des avis de son confrère. Auzières estimait que son manuscrit pourrait former deux volumes aussi gros que ceux du Mézeray in-folio. Il résulte de la même lettre qu'il comptait fondre son œuvre personnelle avec celle de Marcland, & aussi avec le travail de dom Devic & dom Vaissete qui n'auraient eu d'autre peine, comme il le croyait, que d'y intercaler ce qu'il avait omis, & de rendre son style plus français. Est-ce une témérité de supposer que dom Vaissete n'était pas trèsjaloux d'une telle association? Pendant son séjour à Montpellier, en 1723 & 1724, il s'abstint ou négligea d'aller voir son confrère qui se trouvait en ce moment dans le voisinage, à Saint-André. Dans une lettre 3 du 15 mai 1724, le P. Auzières lui fait de tendres reproches de l'avoir privé de la bonne fortune de l'embrasser & de le féliciter de ses heureuses & abondantes découvertes.

[ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

Cette lettre où débordent les effusions de l'amitié & qui est empreinte d'une touchante abnégation, cette lettre fut son testament de mort. Il cessa de vivre bientôt après, dans l'abbaye de Saint-Sauveur d'Aniane, au diocèse de Montpellier '.

Quant à Marcland, les choses ne se passèrent pas aussi aisément, & il ne se montra rien moins qu'accommodant. Entêté comme un Auvergnat qu'il était, & sans tenir compte de son âge & de ses infirmités, il résolut de résister envers & contre tous & de dresser autel contre autel. Il avait eu l'adresse d'attirer ses supérieurs à sa dévotion, & de les rendre contraires aux nouveaux collaborateurs. Dès l'année 1716, M. de la Berchère s'en inquiétait vivement & se déclarait avec énergie contre lui. « Tout ce que je puis vous dire au sujet du P. Marcland, écrivait-il à dom Devic, le 29 octobre, est que je n'ay point demandé qu'il prît de nouveau connoissance de nostre Histoire de Languedoc. Il me paroît même que son incommodité est un grand obstacle à reprendre ce travail, & je ne crois pas qu'on l'en charge sans me consulter « & sans mon consentement 2. >>

[ocr errors]

་་

[ocr errors]

De leur côté dom Devic & dom Vaissete, redoutant une concurrence favorisée par les chefs de la congrégation, excitaient sous main le prélat, d'ailleurs assez mal disposé par lui-même contre leur rival. M. de la Berchère les invita à voir M. de Joubert, qui était de députation cette année à Paris, & à se concerter avec lui sur les démarches à faire auprès des autorités pour venir à bout de l'audacieux qui prétendait le braver. « Vous voyez par là, ajoutait-il dans la lettre précitée, que je vous garde le secret & que j'entre << volontiers dans vos veuës. » L'année suivante il insistait encore plus fortement : « Pour ce qui est de l'ouvrage de dom Marcland, je me suis assés expliqué sur cela; & je le répète encore, ne voulant point que ce qu'il « aura composé soit employé à notre Histoire 3. »

་་

[ocr errors]

Cependant il finit par condescendre à ce que nos deux religieux, par déférence pour leurs supérieurs, lui fissent part de leurs recueils; mais il s'opposait formellement à ce que Marcland mit la main à la rédaction du récit, sans son consentement *. Celui-ci, que rien n'ébranlait, allait répétant partout qu'il était sur le point de mettre sous presse; son prospectus était déjà imprimé. Dom Devic & dom Vaissete, de plus en plus alarmés, se hâtèrent d'en prévenir l'archevêque, promettant de lui envoyer ce prospectus dès qu'il aurait paru. A la date du 14 février 1729, M. de la Berchère leur mandait que cette pièce ne lui était pas encore parvenue, mais que ses sentiments étaient toujours les mêmes. Sur ces entrefaites, il mourut le 2 juin.

Son siége fut dévolu à l'archevêque de Toulouse, qui occupait le second

'Dom Tassin, dans son Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, fixe la mort de dom Auzières au 13 janvier 1724. C'est une erreur, puisque la dernière des trois lettres de ce religieux citées par nous est du 15 mai de la même année 1724.

2 Lettre de M. de la Berchère à dom Devic, du 29 octobre 1716; Correspondance, n. 5.

3 Lettre à dom Devic & dom Vaissete, du 3 novembre 1717; Correspondance, n. 8.

4 Lettre à dom Devic, du 29 août 19 1718; Correspondance, n. 11.

rang aux États, M. Beauvau du Rivau (René-François), de l'une des plus illustres familles du royaume, aussi distingué que son prédécesseur par ses vertus & l'amour des lettres, aussi passionné pour le bien de la Province & pour la publication de son Histoire. Il était le neuvième enfant de M. de Beauvau, marquis du Rivau, maréchal des camps & armées du roi; il naquit au château du Rivau, dans le Poitou, le 11 novembre 1664, & comptait par conséquent quarante-six ans à son avénement à la présidence des États. D'abord grand vicaire de son oncle, l'évêque de Sarlat, il fut pourvu en 1700 du siége de Bayonne, & en 1707, de celui de Tournai. Pendant qu'il résidait dans cette dernière ville, elle fut le théâtre d'événements qui mirent en relief son noble & patriotique caractère. Elle était assiégée par le prince Eugène, à la tête des Impériaux; & comme la garnison manquait de vivres, il entreprit de la faire subsister avec les ressources de sa fortune privée; ces ressources ayant été bientôt épuisées, il engagea sa vaisselle d'or & d'argent & ses effets les plus précieux, & emprunta cinq à six cent mille livres. Ces efforts généreux ne purent empêcher Tournai de succomber & d'ouvrir ses portes au vainqueur. Le prince Eugène invita M. de Beauvau à chanter un Te Deum, offrant de lui conserver son évêché au nom de l'empereur; il s'y refusa & ne songea plus qu'à s'éloigner. Louis XIV, qui avait si bien le sentiment de la véritable grandeur, ne voulut pas être en reste avec M. de Beauvau; il remboursa la somme empruntée & lui donna, en 1711, l'archevêché de Toulouse; mais les effets déposés comme gage entre les mains des créanciers n'avaient pas été retirés à temps & furent mis en vente. Les habitants de Tournai les rachetèrent & les renvoyèrent au pasteur qu'ils n'avaient cessé d'aimer quoiqu'il ne fût plus au milieu d'eux'. Nous allons raconter ce que lui doit l'Histoire de Languedoc.

Plus animé encore que M. de la Berchère à écarter Marcland, il sollicita le garde des sceaux d'interposer son autorité & d'arrêter tout net l'obstiné bénédictin. Cette démarche n'ayant pas réussi comme il l'espérait, il écrivit à M. de Joubert de presser le ministre, tandis que lui-même agissait de toutes ses forces auprès du supérieur général de Saint-Maur. Dans une lettre à dom Devic2, du 28 décembre 1719, on voit avec quelle ardeur il poursuivait la solution de cette affaire. Enfin le prospectus de Marcland est entre ses mains; un des pères de la congrégation le lui a apporté & ses appréhensions ne font que redoubler 3. Ce document était, en effet, une sorte de manifeste de guerre, & pour lui donner plus de poids, on fit venir Marcland à l'abbaye de Saint-Denis, où il pouvait travailler à loisir, dispensé des devoirs ordinaires de la règle conventuelle.

Combien était différente la position que l'on faisait à dom Vaissete, au sein de la communauté! La malveillance éclate dans les difficultés qu'on lui

'Moréri, Dictionnaire historique & géographique,

édition de Goujet & Drouet. Paris, 1759. 10 vol. in-folio.

2

Correspondance, n. 14.

3 Lettre à dom Devic, du 11 février 1720; Correspondance, n. 15.

oppose, dans les vexations journalières auxquelles il est en butte. Bientôt il n'y tient plus, le découragement se saisit de lui; quoique son premier volume fût assez avancé, en 1725, pour que les syndics songeassent déjà à traiter avec l'imprimeur, il se décide à renoncer à sa collaboration, & offre sa démission. au chapitre général de l'ordre en ces termes :

<«<La triste situation où diverses circonstances ont mis cette entreprise & <«<les sujets légitimes qu'on doit avoir de craindre qu'elle ne se termine pas « à l'honneur du Corps & à la satisfaction du public ne me permettent pas <«< de vous dissimuler que je ne saurois davantage participer à ce travail, de << la réussite duquel les engagemens que j'ay pris avec les États de cette province, en recevant d'eux depuis plus de dix ans une pension, semblent me rendre responsable '. »

[ocr errors]
[ocr errors]

Logés dans le palais abbatial avec quelques religieux, privilégiés à cause de leurs travaux littéraires, nos auteurs furent réintégrés dans l'intérieur du couvent, sans que l'on eût égard à la pension payée par les États pour leur entretien particulier. Heureusement pour eux, dom Ch. d'Isard, premier assistant, leur offrit un asile chez lui; mais ils n'en furent pas moins astreints, comme le commun de leurs confrères, à assister à tous les offices & à officier à leur tour, au grand préjudice du temps à consacrer à la visite des archives & des bibliothèques du dehors.

A la lettre de dom Vaissete était joint un long mémoire où il examine à fond le projet de dom Marcland & prouve l'imperfection radicale du livre dont ce projet est le résumé. Sa critique, grave & sérieuse par l'objet qu'elle discute, prend quelquefois l'allure passionnée d'un débat personnel & un ton qui contraste avec la placidité dont la pensée & le langage de dom Vaissete. sont habituellement empreints. Il y perce une pointe d'ironie que remarque nulle part dans ses autres écrits, pas même dans la vigoureuse polémique où nous le verrons plus tard s'engager contre les Journalistes de Trévoux.

l'on ne

La mort de dom Marcland, survenue deux ans après, en 1727, coupa court à ce conflit & fit cesser une dangereuse rivalité & les obstacles qu'elle avait créés. Si nous nous en tenons au jugement de dom Vaissete, confirmé d'ailleurs par l'appréciation que suggère la lecture du programme de dom Marcland, la perte du livre en question paraîtra peu regrettable; ce qui l'eût été infiniment, c'est le succès des intrigues ourdies pour faire préférer une médiocre production à l'œuvre magistrale qui nous a été léguée.

Rendu à sa tâche laborieuse, dom Vaissete n'eut plus qu'à la continuer tranquillement, grandissant chaque jour dans l'estime de ses supérieurs & de ses confrères, désormais fiers de lui. Cette digression terminée, reprenons le fil de notre récit.

'Lettre de dom Vaissete au chapitre général de l'ordre; Correspondance, n. 30.

* Observations sur le Projet de la nouvelle Histoire

de Languedoc, rédigé & imprimé par dom Gabriel Marcland. Voyez dans nos Pièces justificatives, 2o série, n. 11.

« AnteriorContinuar »