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ressentit une amère douleur de cette perte irréparable. Il est à regretter que nous n'ayons plus les lettres dans lesquelles il l'avait épanchée; on peut se former une idée de la sensibilité qui les avait dictées par la réponse touchante que provoqua celle qu'il adressa à M. de Joubert'. La lettre que lui écrivit de son côté l'archevêque de Narbonne a quelque chose de personnel qui lui fait perdre de vue les consolations qu'il doit au survivant pour ne songer qu'au fatal accident qui lui ravit un ami à lui & un utile correspondant2. Il a été question plus haut de la Notice que dom Vaissete consacra dans le Mercure de France à la mémoire de son compagnon de labeur; un hommage conçu dans des termes encore plus expressifs revient dans la Préface du tome troisième de l'Histoire de Languedoc qui parut en 1737; il y rappelle le souvenir de l'union dans laquelle il a vécu avec lui & de son précieux concours.

A la nouvelle de cet événement, l'abbesse janseniste de Maubuisson, Charlotte de Croissy, s'émeut à la pensée de dom Vaissete privé ainsi tout à coup d'un collaborateur bien-aimé, & au souvenir de celui qui, jadis fidèle, & depuis lors égaré par de fausses doctrines & de mondaines préoccupations, a été surpris dans ce fâcheux état par la mort; elle écrit trois jours après 3 :

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« Je suis vrayment affligée, mon révérend Père, de la mort de ce pauvre «< dom Devic & même plus affligée que je ne l'aurois été dans le tems où nous étions le plus amis. Mais puisqu'il devoit faire si tot le grand voyage de l'éternité, remercions Dieu de n'avoir pas permis qu'il ait fait auparavant celuy auquel on le destinoit & qu'il desiroit. Il auroit encore plus chargé ses comptes, qu'il ne l'a fait par sa politique. A quoi sert-elle dans ce dernier « moment, mon révérend Père? Prions Dieu de nous préserver de suivre son exemple en un point, mais de nous faire la grâce d'imiter, dans tout le << reste, ses vertus, qui nous font espérer que Dieu luy aura fait miséricorde. « Nous l'en prions de tout nôtre cœur & qu'il vous console, mon révérend Père, de la perte que vous faites, à laquelle je prends assurément beaucoup « de part; & par raport à vous, je sens ce qu'il en coûte de se séparer d'un « de ses frères, avec qui on a vécu continuellement en union, pendant bien « des années & qui d'ailleurs vous mettoit à l'abri, si quelque vent violent « souffloit. Tout cela augmente ma peine de sa mort. »>

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Puis, & comme pour adoucir celle qu'éprouvait dom Vaissete, elle lui fait part de l'heureuse délivrance de dom Louvard, récemment sorti de la Bastille par le crédit d'une madame Leblond, femme pieuse de la paroisse SaintÉtienne-du-Mont, persécutée d'abord comme janséniste, mais qui avait su gagner l'estime & les bonnes grâces du lieutenant de police, M. René Hérault. Nous avons déjà rencontré dom Louvard, cet indomptable adversaire de la bulle Unigenitus, en contact avec dom Vaissete dans l'abbaye de Corbie, & nous avons dit l'influence que ces courtes relations eurent sur les

'Lettre du 3 février 1734; Correspondance, n. 94. 2 Lettre du 29 janvier 1734; Correspondance, n. 93.

3 Lettre du 26 janvier 1734; Correspond. n. 91.

* Nouvelles ecclésiastiques, Table raisonnée, t. 1, article Blond (le).

opinions & l'avenir de notre Bénédictin. Ce n'est point ici le lieu de dérouler le drame de cette orageuse existence & de recommencer un récit qu'a si bien retracé le savant M. Hauréau'. Nous nous bornerons à répéter après lui & très-succinctement, que Louvard, captif pendant cinq ans à la Bastille, ne vit enfin tomber ses fers que pour être jeté dans une chaise de poste qui stationnait à la porte de cette redoutable forteresse & conduit, en vertu d'une lettre de cachet, sous la surveillance d'un exempt de police, à l'abbaye de Rebais, dans le diocèse de Meaux. Mais les souffrances d'une dure réclusion n'avaient point affaibli l'énergie du vieux moine; à Rebais, il se reprit à la controverse & à la lutte, & menaçait de soulever la communauté. Pour se débarrasser de lui, le prieur se rendit à Paris afin d'en référer au supérieur général, & tous les deux convinrent de recourir au pouvoir discrétionnaire du lieutenant de police. M. René Hérault fit partir une compagnie d'archers pour arrêter Louvard; ils étaient près de mettre la main sur lui, lorsque par une sorte de miracle, il leur échappa. Sous un déguisement & à travers mille aventures, il se sauva en Hollande, cette terre hospitalière pour tous les proscrits & les libres penseurs de cette époque. Il y mourut, dans la chartreuse de Schoonhoven, près d'Utrecht, le 23 avril 1739, âgé de soixante-dix-huit ans.

L'évêque de Montpellier, M. Colbert de Croissy, non moins attaché que sa sœur Charlotte à dom Vaissete, ne l'oublia pas non plus dans cette triste circonstance, & comme elle, en lui transmettant ses consolations, il accentue ses regrets dans le sens des doctrines dont il s'était fait l'apôtre :

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« J'avois déja appris la mort du pauvre Père D. Devic que je regrette de tout mon cœur. Plût à Dieu qu'il fût mort dans les mêmes sentimens où vous savez qu'il étoit, lorsque j'avois le plaisir de jouir avec luy de votre aimable compagnie. Je prie Dieu de lui faire miséricorde. Je crois qu'il étoit dans « la joie de son cœur d'aller remplir le poste que votre faux chapitre général luy avoit donné à Rome. Il aimoit ce pays, & il ne pouvoit guères y retourner sans faire certaines démarches qu'il est facheux de porter au tribunal de J. Ch. 2. »

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L'archevêque de Paris, M. de Vintimille du Luc3, envoya, lui aussi, ses compliments de condoléance au cénobite de Saint-Germain des Prés, en s'exprimant comme pouvait le faire l'un des plus ardents adversaires du jansénisme en parlant d'un homme selon son cœur, le constitutionnaire Devic. Sa lettre est une preuve que dom Vaissete avait su se ménager de bonnes relations dans les deux camps : « J'aimois & j'estimois infiniment «< dom Devic, » lui dit-il, & pour manifester les sentiments qu'il professe pour sa mémoire, il promet d'être utile au nevcu de « ce bon père » & le prie de le lui amener 4.

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La rapidité avec laquelle dom Vaissete, sans autre secours que celui qu'il

Histoire littéraire du Maine, t. 2, p. 175-209.

Lettre du 4 février 1734; Correspondance, n. 95.

3 Charles-Gaspard-Guillaume de Vintimille, des

comtes de Marseille du Luc, successivement évêque de Marseille, archevêque d'Aix & ensuite de Paris. 4 Lettre du 12 janvier 1734; Correspond. n. 90.

tirait de lui-même, vint à bout de son troisième volume, nous donne la mesure de sa vigueur intellectuelle & de la puissance de travail dont la nature l'avait doué. Ce volume comprend la période qui débute par le concile de Lombers en 1167 & qui se termine à la réunion définitive du Languedoc à la couronne (1271), c'est-à-dire la croisade contre les cathares ou albigeois, sujet neuf, vaste, & surtout épineux à manier. La politique, se couvrant du manteau de la religion, avait armé les bras des barons du Nord contre les populations du Midi. Distinguer les mobiles de cette guerre, simulés ou réels, l'ambition & la cupidité chez les uns, le zèle sincère pour l'orthodoxie chez les autres, la passion chez tous, & en faisant la part de ces mobiles divers, flétrir les excès des croisés sans porter atteinte au principe de l'unité catholique inscrit sur leurs drapeaux, tel est le problème qui s'imposait à dom Vaissete & qu'il résolut en historien aussi sagace que consciencieux, avec ce libéralisme religieux dont il était imbu.

Tant d'efforts opiniâtres, tant de fatigues supportées coup sur coup avaient ébranlé sa santé & devinrent pour lui la cause de précoces infirmités; des fluxions dans la tête se déclarèrent, en déterminant un commencement de surdité'. Sa fidèle amie, Charlotte de Croissy, confidente de son état de souffrance & toujours en sollicitude pour lui, la lui témoigna dans les lignes suivantes, écrites avec le souverain dédain d'une grande dame du temps pour les règles les plus vulgaires de l'orthographe française :

<<< Vous savés tout l'intéret que je prends à vostre santé; il faut que vous << ayez esté plus malade que vous ne me le dites, ou que vos médecins de Paris. << soient des espèces de bouraux; car qui a jamais vue pour une fluction dans <«< la teste, faire saigner deux fois du pied un pauvre misérable qui s'acable « d'ostérités & qui n'a pas besoin qu'on lui diminue les forces? » Le malade fut envoyé à la campagne 3, où le repos & le bon air contribuèrent à le soulager.

Les vues modérées & impartiales du docte bénédictin sur Simon de Montfort, le chef de la croisade, & sur le prince qui fut sa principale victime, Raymond VI, comte de Toulouse, ne pouvaient manquer de lui attirer des contradictions, qui n'avaient en réalité d'autres prétextes que des jalousies littéraires ou des divergences théologiques de corporation à corporation. L'auteur d'une Vie de S. Dominique, le P. Touron, dominicain, l'accuse d'être toujours décidé dans ses jugements. Dom Vaissete convint qu'en effet il s'était prononcé affirmativement lorsqu'il avait cru en avoir des raisons légitimes, & prenant lui-même à partie son adversaire, il lui signala dans son livre maintes erreurs. Une critique plus sérieuse & plus vive lui fut opposée par le Journal de Trévoux, l'organe des jésuites. Le rédacteur de cette feuille lui reprocha d'avoir attribué à des motifs d'une ambition purement humaine la

'Lettre de l'archevêque de Narbonne à dom Vaissete, du 15 septembre 1737; Correspondance, n. 101. Lettre du 1 octobre 1737; Correspond. n. 102.

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3 Lettre précitée de l'archevêque de Narbonne à dom Vaissete, du 15 septembre 1737; Correspondance, n. 101.

conduite de Simon de Montfort, & d'avoir suspecté & souvent détruit les allégations de son fanatique panégyriste, le chroniqueur Pierre de Vaulx-Sernay, contrairement à la thèse soutenue par un confrère du journaliste, le P. Fontenay, dans le dixième volume de l'Histoire de l'église gallicane de Longueval. Dom Vaissete répliqua qu'il n'avait rien avancé que sur la foi des documents contemporains les plus authentiques, dont plusieurs avaient été inconnus au P. Fontenay, & corrobora sa justification par des citations irrefutables. Dans sa réponse il est logique, il est concluant; & tout en aiguisant quelquefois ses raisons d'une légère pointe d'ironie, il ne sort jamais des bornes d'une parfaite politesse. Cette réponse se fit attendre jusqu'à l'apparition du tome quatrième de l'Histoire de Languedoc, qui ne vit le jour qu'en 1742, cinq ans après le tome troisième; elle occupe la majeure partie de la Préface'.

La distribution de ce quatrième volume fut faite sur la fin de 1742 & dans les premiers mois de 1743. La faveur du public croissait avec le progrès de l'ouvrage; les demandes affluaient chez Vincent qui dut augmenter le tirage. Trois années s'étaient à peine écoulées, que l'auteur & l'imprimeur, se concertant dans un suprême effort, livraient au public le cinquième volume, le dernier, d'après le plan adopté primitivement par les États. La mort de Louis XIII, en 1643, en forme l'épilogue. Dom Vaissete avait jugé à propos de clore sa narration par cet événement, pour des raisons qu'il explique dans son Avertissement : « Nous avons cru, dit-il, devoir terminer nos travaux à cette dernière époque, tant parce que l'histoire ne nous fournit depuis rien de « fort intéressant ou qui ne soit connu, que parce qu'il est difficile de parler « de ses contemporains avec la liberté convenable2. »

La seconde de ces deux raisons est la seule vraie; l'autre n'est qu'un palliatif mis en avant pour la faire accepter par le lecteur & pour sauver ce qu'elle peut avoir de hardi. En effet, la Province fut témoin, sous Louis XIV, d'événements qui ont leur importance dans l'histoire générale de ce grand règne : les perturbations causées par la révocation de l'édit de Nantes, la ruine de son industrie, la guerre des camisards & ses excès, &c. S'il était difficile d'en parler librement, comme le fait remarquer dom Vaissete, il était impossible, sans encourir le veto de la censure & la menace des verrous de la Bastille, de rappeler même indirectement les atteintes portées aux franchises & immunités de la Province, les empiétements du pouvoir central, passés en tradition sous le règne suivant & érigés en règles de gouvernement.

L'historien avait heureusement mené à terme le grand monument dont il avait posé les premières assises avec dom Devic; il pouvait s'écrier avec autant de droit que le poëte: Exegi monumentum aere perennius. Néanmoins, dans sa pensée, le sujet n'était pas entièrement épuisé; il y avait encore à rappeler une foule de choses intéressantes qu'il avait été forcé de passer sous silence,

Elle a été aussi publiée séparément, in-4° de 29 pages, sans nom d'imprimeur & de lieu, ni date. Il s'en trouve un exemplaire dans le tome 181,

Introd.

fonds de Languedoc, à la bibliothèque nationale. * Dans le premier alinéa de l'Avertissement du tome V de l'édition originale.

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& qui pouvaient fournir la matière d'un supplément. Aussi, dès aussitôt la publication de son cinquième volume, il suggéra aux États l'idée d'en donner un sixième, dont il exposa le plan dans un mémoire qui fut lu dans la séance du 25 février 1746. Ce volume devait contenir : 1° les annales de la Province, sous le règne de Louis XIV, rédigées sous forme d'un simple récit des faits, sans réflexions ni commentaire; 20 la géographie historique du Languedoc; 3o les suites chronologiques des dignitaires ecclésiastiques, civils & militaires qui ont gouverné ce pays & des hommes illustres auxquels il a donné nais

sance'.

Les États par leur délibération du 23 décembre adoptèrent ce projet, & dans la même séance décidèrent que la gratification annuelle de mille livres, accordée à l'auteur, serait convertie en une pension viagère.

Voici cette délibération qui ne fait pas moins d'honneur à l'assemblée dont elle émane qu'à celui qui se rendit digne de cet acte de munificence : « Sur quoy les Estats, voulant donner au P. dom Joseph Vaissette des <«< marques de leur satisfaction pour le travail de l'histoire générale de la Province, dont l'utilité & le succès ont répondu à leur attente, ont délibéré << de luy assurer par forme de pension viagère le payement de la somme de « mil livres qui luy a été payée jusques icy en le chargeant de continuer le << travail qu'il a commencé pour le supplément de la dite Histoire 2. »

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Pour en finir avec les incidents qui signalèrent le cours de la publication à laquelle dom Vaissete a attaché son nom, nous ajouterons qu'en 1752, les exemplaires des premiers volumes étant en grande partie vendus, Vincent ouvrit une souscription pour couvrir les frais de leur réimpression. Afin de faciliter l'acquisition de l'ouvrage, il réduisit le prix des tomes III, IV & V à dix livres chacun, des tomes I & II à quinze livres; l'ouvrage complet, soixante livres 3. Mais ce projet de souscription fut abandonné, soit que le public n'eût pas répondu suffisamment à l'appel de Vincent, soit par suite de sa retraite des affaires; il venait de céder son imprimerie & son fonds de commerce de librairie à son fils Philippe.

L'heure du repos avait sonné pour lui; un demi-siècle & plus passé dans l'exercice d'une profession honorable & très-occupée lui avait procuré une modeste aisance, qu'augmenta la libéralité des États. Il était juste de le récompenser des soins & des peines qu'il s'était donnés pour l'impression de l'Histoire de Languedoc, de l'indemniser des sacrifices qu'il avait faits pour cette immense entreprise & de ses pertes. Au commencement de 1749, il adressa une supplique aux États dans laquelle il leur exposait qu'ayant fourni, sur leur demande, un

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Voir ci-après, p. 74* & suiv.

Extrait des registres des délibérations prises par les gens des trois Etats du païs de Languedoc. Dans nos Pièces justificatives, 2o série, n. 17.

3 Avis, imprimé de 4 pages in-4°. Voir Pièces justificatives, 2 série, n. 19.

D'après un renseignement que M. Eug. Tho

mas (Introduction bibliographique, p. 388, note 1) dit tenir de M. Dumège, M. Pijon, avocat, imprimeur du roi & de la Province, à Toulouse, voulait donner une nouvelle édition de l'Histoire générale de Languedoc, avec des additions; mais ce projet, comme celui de Vincent, demeura sans exécution.

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