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enferment l'imitateur dans un cercle infranchissable Quelle souplesse dans cette infinie variété de tours, quelle facilité de pinceau dans ces nuances finement et vigoureusement touchées, quelle dextérité pour faire entrer tant d'idées et de figures dans le moule inflexible de l'alexandrin! Certes la traduction n'a ni le titre ni le poids du modèle; le métal est de qualité inférieure, mais ici le problème à résoudre ce n'est pas d'arriver à l'égalité, c'est de s'en rapprocher le plus possible. Or, jusqu'à preuve contraire, il est vraisemblable que Delille a atteint les limites du genre. D'autres ont fait autrement, personne n'a fait aussi bien. Delille a donc la gloire d'avoir été plus loin que pas un dans une carrière marquée par tant de chutes.

Il faudrait ajouter beaucoup de noms à cette énumération pour épuiser la liste des disciples de Voltaire. «Quelques-uns, dit M. Jay, se distinguaient par d'heureuses tentatives; Guimond de La Touche, Saurin, Lemierre, obtinrent d'honorables suffrages. De Belloy fut mieux inspiré dans le choix de ses sujets que dans la manière de les traiter : des noms chers à la France attachèrent à ses productions un intérêt puissant; le spectacle de l'héroïsme national commandait l'indulgence, protégeait les succès du poète et fait encore pardonner à ses défauts . » En effet, le Siége de Calais de cet auteur tragique, écrivain très-médiocre, fait époque dans les annales de notre théâtre. Quant à Lemierre, qui ne manquait pas de talent, mais de goût, et qui

1 Tableau littéraire de la France pendant le dix-huitième siècle, t. IV. 1-106) des œuvres de M. A. Jay, 1859.

s'admirait avec un orgueil naïf dont on souriait, il a frappé d'une empreinte vigoureuse, dans ses tragédies et dans ses poëmes qu'on ne lit plus, quelques vers excellents qu'on a retenus. L'Iphigénie en Tauride de Guimond de La Touche et le Spartacus de Saurin ont été remarqués dans leur temps. Voltaire applaudissait à ces heureux essais. Il se montra de même favorable au comédien La Noue, auteur de Mahomet II, et d'une comédie longtemps applaudie, la Coquette corrigée. Il vit encore les premiers succès de Ducis, à qui il n'a manqué, pour monter au premier rang, qu'un style plus châtié et l'art de composer un plan. L'ensemble de ses tragédies, qui renferment toutes d'admirables scènes, est toujours défectueux. Imitateur de Shakspeare, que Voltaire regrettait, sur ses vieux jours, d'avoir fait connaître en France, Ducis a transporté sur notre scène tragique quelques raccourcis des chefs-d'œuvre du poëte anglais, Hamlet, Roméo et Juliette, le Roi Lear, Macbeth et Othello. Personne ne l'a surpassé dans l'expression des sentiments moraux, et il a peint avec charme l'amour filial, avec noblesse l'autorité paternelle. Il rajeunissait la tragédie comme avait fait autrefois Voltaire, il lui succédait au théâtre et il le remplaça à l'Académie.

Nous n'avons pas quitté Voltaire en voyant défiler devant nous quelques-uns de ses adversaires et de ses admirateurs; nous le retrouverons encore; il est partout. L'histoire de sa vie serait celle de tout son siècle, et l'examen de ses ouvrages soulèverait toutes les questions morales, religieuses, politiques, litté

raires, dont la discussion est l'aliment et l'attrait des grandes intelligences. On aurait beaucoup à louer, beaucoup à reprendre, et il y aurait une ample matière aux diatribes et aux panégyriques. La difficulté serait de garder une juste mesure. Louer sans réserve et même excuser avec complaisance, c'est prendre une part dans de coupables excès que flétrit justement la conscience humaine; mais aussi le dénigrement systématique de Voltaire trahit, chez ses détracteurs, une secrète sympathie pour les abus qu'il a voulu détruire. Ceux qui n'ont que l'outrage pour sa mémoire ne disent pas tous leur dernier mot, qui serait fort menaçant pour la liberté de conscience et pour bien d'autres conquêtes, moindres sans doute, mais précieuses encore, de la civilisation moderne : <«< L'envie que j'aurais, dit très-judicieusement et très-spirituellement M. de Sacy, de condamner sans ménagement des écrivains et des philosophes qui n'ont pas su se préserver de la corruption commune, tombe quand je vois que l'arrêt qu'on demande contre eux est un arrêt de réhabilitation pour tous les abus que leur voix vengeresse a fait écrouler 1. » Laissons à Voltaire l'honneur de ses bonnes pensées et de ses généreux sentiments, ne lui disputons pas le rare mérite de ses meilleurs ouvrages, et ne contestons pas les qualités qui brillent encore dans ceux que nous réprouvons. Quoi qu'on puisse dire, Voltaire est un grand écrivain : il a, quand la passion ne l'égare

1 Variétés littéraires, morales et historiques, 2 vol. in-8° 1858, t. I, p. 276.

pas, la raison la plus droite, la lucidité, la netteté d'un bon sens exquis; ne faisons pas non plus un démon de malice, un monstre de perversité, de celui qui a eu l'ambition de rendre les hommes plus humains et moins ignorants, qui a eu la passion du travail et de la justice, qui a salué avec transport l'avènement de Turgot au ministère, qui s'affligea de sa disgrâce comme d'un malheur public : « La France, disait-il, aurait été trop heureuse! » Et il ajoutait : «La destitution de ce grand homme m'écrase, et je vais mourir en le regrettant. » Il ne mourut que deux ans plus tard, et sur son lit de mort voici les derniers mots que le généreux défenseur des Calas et des Sirven traça d'une main défaillante lorsqu'on lui annonça que le comte de Lally-Tollendal venait de réussir à faire casser l'arrêt qui avait conduit son père à l'échafaud et qui flétrissait sa mémoire : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle; il embrasse bien tendrement M. de Lally; il voit que le roi est le défenseur de la justice. Il mourra content. » C'est du même cœur qu'étaient sorties, pendant la révision du procès de Sirven, ces paroles vraiment humaines : « Cette affaire me donne plus de soins et d'inquiétudes que n'en peut supporter un vieux malade; mais je ne lâcherai prise que quand je serai mort, car je suis têtu 1. » Noble entêtement qui efface bien des fautes et qui donne la gloire!

'Lettre du 4 sept. 1769, t. LXVI, p. 10.

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La raison humaine émancipée du joug de la foi religieuse et comme enivrée de son indépendance et de ses conquêtes, pensant avoir atteint les limites de la science, devait songer à élever le monument de son triomphe. C'était une imprudence, car si la victoire était assurée, elle n'était pas complète et la guerre durait toujours. Le temple allait devenir une citadelle condamnée à être attaquée et forcée de se défendre, pendant qu'on la construirait. Toutefois l'attente était vive et générale, l'espérance ressemblait à de la sécurité, lorsque vers le milieu du dixhuitième siècle les philosophes entreprirent de réunir, sous le nom d'Encyclopédie, l'ensemble des connaissances humaines. Ces architectes avaient l'ambition de construire un édifice à l'abri des injures du temps. Il arriva qu'ils ne purent l'achever, que le plan en était trop vaste, que l'inhabileté et l'indiscipline de quelques-uns des ouvriers ne permirent pas même de mettre en œuvre tous les matériaux dont on pouvait disposer, que dès les premiers essais les mé

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