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comptes furent nombreux, et que le bâtiment, battu en brèche par les ennemis du dehors pendant qu'on y travaillait avec précipitation, vit s'écrouler quelques-unes de ses parties, qui furent des ruines anticipées. Voltaire avouait qu'il était « bâti moitié de marbre, moitié de boue 1; » Dalembert, usant d'une autre métaphore, y voyait un habit d'arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe et trop de haillons. Ainsi les auteurs mêmes de l'œuvre en signalèrent les imperfections, et, comme on le voit, ils n'imputaient pas tous les torts aux intrigues et aux voies de fait des adversaires de l'entreprise. Il y avait d'insurmontables difficultés qui tenaient à la matière même et aux artisans de l'œuvre.

La responsabilité de l'Encyclopédie revient surtout à Dalembert, qui en a tracé le plan, et à Diderot, qui a pris la plus grande part dans le travail de direotion. Voltaire se contentait de les encourager de loin. Dalembert avait la considération d'un sage, qu'il s'était acquise pa. la modération de ses désirs et par la noblesse de son caractère; il y ajoutait la gloire d'un savant du premier ordre, qu'on ne lui conteste pas même aujourd'hui, quelques progrès qu'aient pu faire depuis la géométrie et la mécanique par où il s'est illustré. La préface qu'il composa pour servir d'introduction et comme de péristyle passa pour un chef-d'œuvre, et elle demeure un livre excellent, de sorte que le satirique Gilbert n'a fait qu'une méchante antithèse sans portée en disant :

1 Lettre du 12 mars 1758, t. LVII, p. 518.

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Et ce froid Dalembert, chancelier du Parnasse,
Qui se croit un grand homme et fit une préface1.

Cet homme qui dédaigna la faveur et l'opulence, qui, fils délaissé de madame de Tencin, ne voulut jamais d'autre mère que la femme obscure et dévouée qui avait recueilli son enfance; qui refusa l'honneur d'élever pour le trône de la Russie, au prix de cent mille francs par année, l'héritier de Catherine; qui mit au-dessus de tout le séjour de la patrie et le culte de la science et des lettres, n'en fut pas moins, sous les apparences de la froideur et avec toutes les précautions de la prudence, le plus opiniâtre partisan et le plus déterminé promoteur des doctrines nouvelles.

Avant tout, Dalembert voulait vaincre, et il avait pris pour devise dolus an virtus quis in hoste requirat? Ce que la guerre a de pis, c'est d'autoriser la ruse et la violence, et de fausser par là et la prudence et l'intrépidité. La tactique de Dalembert fut la prudence : il n'attaqua jamais de front la religion qu'il voulait détruire, il lui rend perfidement hommage, et, sans jamais prétendre qu'elle soit fausse, il veut amener doucement le monde à s'en passer. Il emploie contre elle non pas le bélier, mais la sape, bien assuré que s'il parvient à enlever aux fondements leur solidité, l'édifice croulera de lui-même. Toute la stratégie qu'il a employée sans relâche contre le christianisme, il nous l'a révélée sous le

Gilbert, le Dix-huitième siècle, v. 459.

couvert de l'abbé de Saint-Pierre, qui de son côté avait proposé la destruction du mahométisme. La théorie, selon le formulaire que Dalembert en a tracé, s'étend à toutes les religions, elle est complète et conforme à sa pratique; en voici quelques traits: <<< Parmi les abus sans nombre sous lesquels le mahométisme fait gémir l'humanité, on doit relever avec soin ceux que les ministres de cette religion n'oseraient défendre à force ouverte; il ne faut surtout négliger aucune occasion de faire sentir au sultan que le mufti et ses suppôts le tiennent comme en tutelle, par l'autorité qu'ils prennent sur lui et par celle dont ils s'emparent auprès des peuples; il faut sans cesse mettre en opposition leur conduite avec leur doctrine, leur luxe avec le détachement dont ils font profession, leur fanatisme avec la charité qu'ils prêchent et qu'ils annoncent. »

Le principal complice de Dalembert dans cette conspiration, le fougueux Diderot, n'était pas homme à user de ces ménagements: l'ardeur de son sang et sa vive imagination l'emportaient dans ses imprudentes manifestations au delà même de ses propres idées. Voltaire écrivait un jour à Dalembert : « Vous dites donc que Diderot est un bonhomme; je le crois, car il est naïf. Plus il est bonhomme et plus je le plains d'être dépendant des libraires, qui ne sont point du tout bonnes gens, et d'être en proie à la rage des ennemis de la philosophie 1. » Le fait est que Diderot était à la merci de tout le monde, et

1 Lettre du 12 mars 1758, t. LVII, p. 518.

surtout de lui-même ; je veux dire de son génie, car avec lui il ne faut point parler de volonté. Si jamais homme parut irresponsable de ses paroles, et même de ses actes, c'est bien Diderot, qui n'a jamais atteint l'âge de raison, quoiqu'il ait beaucoup raisonné; ni de la réflexion, bien qu'il ait fait beaucoup de systèmes. C'est de sa propre expérience qu'il a tiré la désolante et immorale doctrine qui substitue la fatalité au libre arbitre. Fatalité des sens, fatalité de l'imagination, fatalité des circonstances, il a tout subi, et son activité désordonnée, infatigable, inépuisable, n'a été que le mouvement d'une nature tout ensemble fougueuse et docile.

Autour de lui, les choses et les hommes usaient et abusaient de ses puissantes facultés : les nécessités de la vie, dans une condition précaire, arrachaient à sa plume les productions les plus disparates; et alors il composait sans scrupule, quelquefois sans conviction, et toujours avec feu, des romans, des traductions, des prospectus, et jusqu'à des mandements et des sermons. On criait famine à ses côtés, et il n'entendait que ce cri du besoin. De plus, ses amis, les Grimm, les Raynal, les d'Holbach, bien d'autres encore, épiaient ses accès de verve et d'enthousiasme pour en profiter, et le prodigue ne réclamait rien : il donnait sans compter, comme il recevait. Certes, il y a peu d'écrivains aussi dangereux que Diderot, car il est sincère; peu de perturbateurs de l'intelligence plus désastreux, car il est éloquent : et il n'y a guère de recours contre ses erreurs que dans ses contradictions. Heureusement elles sont nombreuses et pal

pables. Nous n'avons pas de place à leur donner ici, et nous aimons mieux, laissant de côté ses sophismes, le prendre dans un de ses bons moments qui ne sont pas rares, et alléguer, comme preuve de son talent, un passage où cet homme, qui a fini par se croire et peut-être par devenir athée, rend témoignage à Dieu : « Convenez qu'il y aurait de la folie à refuser à vos semblables la faculté de penser? - Sans doute; mais que s'ensuit-il de là? - Il s'ensuit que si l'univers, que dis-je, l'univers! si l'aile d'un papillon m'offre des traces mille fois plus distinctes d'une intelligence que vous n'avez d'indices que votre semblable a la faculté de penser, il est mille fois plus fou de nier qu'il existe un Dieu que de nier que votre semblable pense. Or, que cela soit ainsi, c'est à vos lumières, c'est à votre conscience que j'en appelle. Avez-vous jamais remarqué dans les raisonnements, les actions et la conduite de quelque homme que ce soit, plus d'intelligence, d'ordre, de sagacité, de conséquence, que dans le mécanisme d'un insecte? La Divinité n'est-elle pas aussi clairement empreinte dans l'œil d'un ciron que la faculté de penser dans les écrits du grand Newton? Quoi! le monde formé prouverait moins une intelligence que le monde expliqué! Quelle assertion! l'intelligence d'un premier être ne m'est-elle pas mieux démontrée par ses ouvrages que la faculté de penser dans un philosophe par ses écrits 1? Songez donc que je ne vous objecte

1Œuvres de Diderot, 6 vol. in-8°, 1818. Pensées philosophiques, t. I, p. 110.

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