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la terre accessible partout, partout rendue aussi vivante que féconde1. » Avec quelle joie il énumère les travaux et «<les monuments de puissance et de gloire qui démontrent que l'homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et que de tout temps il partage l'empire avec la nature?! » Mais que l'homme n'aille pas s'imaginer que cette part de l'empire lui soit acquise à jamais, il ne peut la garder que par les moyens qui la lui ont donnée : « Il ne règne que par droit de conquête; il jouit plutôt qu'il ne possède; il ne conserve que par des soins toujours renouvelés; s'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature; elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme, couvre de poussière et de mousse les plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d'avoir perdu par sa faute ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux3.» Grande et terrible leçon, qui s'étend de l'ordre matériel à l'ordre moral, qui s'applique aux individus comme aux nations, sanction manifeste de cette loi de la Providence qui met la conquête de tous les, biens, de toutes les vertus, et leur durée, au prix du courage et de la persévérance.

On avait osé soupçonner et dire que Buffon, tout entier à la science, absorbé dans l'étude des forces de la nature et des ressources du génie de l'homme, ne s'était pas élevé jusqu'à la cause première de cette

1 Euvres de Buffon, t. III, p. 321.

2 lbid., t. 3, p. 320.

3 lbid., p. 321.

double grandeur. Buffon, qui avait toujours dédaigné de repousser les attaques de ses détracteurs, confondit enfin ces soupçons injurieux lorsque, protégé par sa vieillesse et par sa gloire, il pouvait à son choix continuer de se taire ou s'expliquer. Il rendit hommage à Dieu par cette prière, qui est aussi pour l'humanité un acte d'espérance: «Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création; mais l'homme est votre être de choix; vous avez éclairé son âme d'un rayon de votre lumière immortelle; comblez vos bienfaits en pénétrant son cœur d'un trait de votre amour : le sentiment divin, se répandant partout, réunira les nations ennemies; l'homme ne craindra plus l'aspect de l'homme; le fer homicide n'armera plus sa main; le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations; l'espèce humaine, maintenant affaiblie, mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau et se multipliera sans nombre; la nature, accablé sous le poids des fléaux, stérile, abandonnée, reprendra bientôt avec une nouvelle vie son ancienne fécondité; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l'observerons sans cesse, pour vous offrir à chaque instant un nouveau tribut de reconnaissance et d'admiration 1. >>

Œuvres de Buffon, t. III, p. 321.

CHAPITRE V

Jean-Jacques Rousseau.

Déclaration de guerre aux lettres

à la civilisation. La Nouvelle Héloïse. Manon Lescaut.

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Le Contrat social. Disciples de Rousseau. Bernardin de Saint-Pierre. Précurseurs de la révolution. Beau

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- Révolution. Mirabeau.

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La vie de Montesquieu touchait à son terme, Buffon était dans toute sa gloire, Voltaire avait produit ses plus belles œuvres, lorsqu'un homme de génie, longtemps entravé dans sa marche et trempé par les épreuves mêmes que la destinée lui avait fait subir, entra tardivement, mais avec éclat, dans la carrière littéraire par une double déclaration de guerre aux lettres et à la civilisation. C'est le Genevois J.-J. Rousseau, le plus éloquent des écrivains de son siècle. Apôtre de la vertu, dont le sentiment s'était exalté dans son âme par le contact et la pratique du vice, et de l'indépendance, après avoir connu la gêne et la honte d'une position quelquefois servile, toujours précaire, il parla de la dignité de l'âme immatérielle et même de religion à des matérialistes et à des sceptiques, du devoir de conquérir et de faire respecter ses droits de citoyen à des mutins asservis qui se contentaient de railler et de harceler leurs maîtres, de la simplicité et des vertus de la nature primitive à des

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sybarites fiers de leur luxe et infatués de leur corruption. Il se fait écouter, parce qu'il étonne; il entraîne, parce qu'il émeut et qu'il commande impérieusement. Le secret de la force de Rousseau n'est pas tout entier dans son éloquence; il est surtout dans son ton d'oracle, dans la véhémence de ses reproches, dans l'assurance de son dogmatisme. Voltaire avait armé les esprits pour la défensive et surtout pour l'attaque; Rousseau les échauffa du feu de sa parole, il les gonfla, il les souleva de terre, il leur donna l'essor sans les diriger, il les vivifia sans les remplir, et il parut les avoir ennoblis.

Jean-Jacques Rousseau n'est pas une âme saine, mais c'est une âme puissante; ce n'est pas un esprit juste, mais c'est une forte intelligence : il a la passion de la vertu et de la vérité, et s'il n'y conduit pas sûrement, il y convie énergiquement, ou plutôt, et cette illusion n'est pas sans danger, ceux qu'il a émus se croient déjà transformés, tant ils sont épris du désir de se montrer vertueux. La séduction de ses ouvrages a été et devait être contagieuse, parce que, devant les ruines déjà faites, il promettait de tout renouveler et de donner le bonheur à la société régénérée. Il entrait dans les idées de son siècle en blâmant le présent; il caressait la passion de détruire, et il la purifiait en lui donnant pour but la conquête d'un meilleur avenir. Il rejetait tous les torts du passé non pas sur l'homme, dont il faisait une créature excellente, mais sur ses maîtres et sur les institutions qui l'avaient égaré et corrompu; il faisait de ses lecteurs autant de complices de son orgueil. De même que,

pour son propre compte, tout en avouant ses faiblesses et ses égarements, il ne s'est jamais reconnu de torts, il rejetait sur la société et non sur les individus toutes les misères et tous les crimes de l'humanité de sorte que, sous la forme et avec le ton d'un censeur impitoyable, il était réellement le plus attrayant des flatteurs. Il ne s'inquiétait pas de la contradiction qui faisait découler d'une source pure tant d'impuretés, et de l'égalité primitive tant de choquantes inégalités; il n'en disait pas moins avec assurance: « Tout est bien en sortant des mains de l'auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme; » il ajoutait : « tous les hommes sont naturellement égaux, » et il en concluait qu'il est urgent et qu'il est possible de revenir à l'état de nature et à l'égalité. Mais qu'est-ce que l'état de nature? qu'est-ce que l'égalité? Rousseau l'ignore, ou plutôt, par une méprise étrange, il confond l'état de nature, qui est le règne de la force, avec le droit naturel, d'où découlent tous les droits que la société peut seule garantir. Tout ce qu'il voit clairement, c'est que la civilisation, telle que l'a faite le cours des ans, lui pèse, et que les supérieurs qu'elle lui impose lui sont insupportables. Quant à l'égalité niveleuse de Rousseau, c'est le pire des fléaux et la plus criante des iniquités.

La magie du style de Rousseau et la sincérité de ses émotions, lorsqu'elles dominent son âme et qu'elles colorent son imagination, communiquent à ses écrits une puissance irrésistible. Il ne nous toucherait pas si vivement s'il n'était pas réellement touché. Il ré

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