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On ne se lève ainsi que pour la victoire. Quoi de plus beau, de plus héroïque que ce mouvement? Les sentiments sont si nobles, les images si vives, le langage si plein et si nerveux, qu'on ne songe pas même à admirer les vers.

Je plaindrais le critique qui parlerait de sang-froid d'un pareil chef-d'œuvre, et qui ne saluerait pas avec amour, avec respect, le grand poëte qui a donné à son pays une telle surprise d'admiration et tant de gloire. Toutefois cette belle page de notre histoire a son revers l'envie mêla ses clameurs aux acclamations du triomphe. La vanité de Scudery donna le signal; Mairet le seconda pour venger sa Sophonisbe éclipsée par le Cid; Richelieu donna les mains à ce complot de la médiocrité, et il voulut engager l'Académie naissante dans la querelle. L'Académie vit le piége; elle procéda avec lenteur et se prononça avec mesure: Corneille ne récusa point les juges qu'il n'avait point demandés et qui le traitaient avec les gards dus à son génie; mais il n'accepta point la sentence. Le jugement de l'Académie, rédigé par Chapelain sous le contrôle de Richelieu, demeure au procès comme un document de critique consciencieuse et timorée : le génie ne peut l'accepter comme règle, car il limite son droit dans la peinture des passions et il gêne son indépendance dans le choix des moyens ; il ne guide pas son essor, il l'entrave. L'opinion publique ne tint aucun compte de ces protestations; elle passa outre et donna cours au proverbe: << beau comme le Cid, » de sorte que Boileau a pu dire:

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue;
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer1.

Corneille prit ingénument parti pour ses admirateurs: Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit 2,

s'écria-t-il, et pour prouver que sa gloire n'était pas une surprise, voulant arracher à ses détracteurs leur dernier argument, bien qu'il eût prouvé qu'en imitant Guillem de Castro il avait fait une conquête et non un larcin, il entreprit de démontrer sa puissance de création par une œuvre complétement originale. A cette intention, il prit une page de TiteLive dont on n'avait rien tiré pour le théâtre, il la féconda, et il fit, sous forme dramatique, un admirable fragment d'épopée.

Horace est sans doute la production la plus vigoureuse, la plus originale du génie de Corneille. Là tout est substance, force et lumière. Dans un cadre de médiocre étendue, l'art du poète évoque la famille romaine avec la pureté de ses mœurs, la gravité de sa discipline, la diversité des membres qui la composent, et la cité elle-même tout entière, avec ses institutions et les vertus qui la destinaient à l'empire du monde. Ainsi, par une anticipation si vraisemblable qu'on ne l'a pas remarquée, Rome soumise

1 Boileau, sat. IX, p. 231.

• Corneille, Excuse à Ariste, t. III, p. 116.

à l'autorité des rois est déjà digne de n'en plus avoir. Quelle simplicité dans les ressorts, quelle variété dans les caractères! Voyez comment l'annonce successive de deux décisions simultanées produit deux scènes admirables: il suffit que le choix des Curiaces ne soit connu qu'après celui des Horaces pour que l'intérêt naissant du drame se prolonge et croisse; plus tard, l'empressement fort naturel d'une femme timide venant annoncer comme complet un fait inachevé produira la plus neuve et la plus émouvante des péripéties.

Pour les caractères, nous avons le contraste de Sabine et de Camille, l'une voulant mourir pour son époux, l'autre poussant à l'homicide l'humeur farouche de son frère; Horace et Curiace sont tous deux des héros, mais le Romain n'a que du cœur et point d'entrailles, tandis que chez l'Albain la sensibilité tempère l'héroïsme, et cette opposition se dessine nettement par un dialogue sublime :

HORACE.

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue1.

Mais au-dessus de ces figures si bien caractérisées s'élève avec la majesté du vieillard, avec l'autorité du père, avec le dévouement dès longtemps éprouvé du citoyen, le vieil Horace, auquel je ne vois rien à comparer. Écoutez de quel ton il débute :

1 Corneille, Horace, acte II, sc. 1, t. III, p. 174.

Qu'est ceci, mes enfants? écoutez-vous vos flammes
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs 1?

N'entendez-vous pas dans ces mots simples et fier comme un prélude lointain et un premier grondement de cette âme de fer et de feu qui éclatera comme la foudre dans le qu'il mourût ! Mais le ferme vieillard, qui n'a pas mis un instant en balance la mort du dernier de ses fils et la honte du nom d'Horace, trouvera dans son cœur de père, pour les transports de la joie, cette exclamation pénétrante :

O mon fils, ô ma joie, ô l'honneur de mes jours,
O d'un État penchant l'inespéré secours2;

pour la pitié, ces mots touchants :

Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux 3;

et ailleurs,

Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m'en pouvoir défendre;

enfin, dans le dernier péril de son fils, des accents capables d'attendrir ses juges :

Lauriers, sacrés rameaux qu'on veut réduire en poudre,
Vous qui mettez sa tête à l'abri de la foudre,

L'abandonnerez-vous à l'infâme couteau

Qui fait choir les méchants sous la main du bourreau*!

1 Corneille, Horace, acte II, sc. vII, p. 186.

2 Id., ibid., acte IV, sc. 11, 215.

3 Id., ibid, acte II, sc. vIII, p. 187.

• Id., ibid., acte V, sc. 1, p. 245.

Je ne sais si je me trompe, mais j'aime à voir dans le vieil Horace l'image idéale de l'âme de Corneille, la grandeur qu'il rêvait et qu'il aurait voulu réaliser s'il eût vécu dans un siècle héroïque. Ce caractère qu'il a tracé avec tant de vigueur et de vérité est le centre où viennent se réunir tous les événements du drame dont l'action est double, puisqu'au péril de Rome succède le péril de son libérateur. Mais comme ce double danger éprouve le même cœur, les péripéties du combat contre les Curiaces, le meurtre de Camille et le procès d'Horace ne sont plus que des moyens dramatiques destinés à nous faire contempler dans toutes ses attitudes cette vieille figure romaine du père et du citoyen, qui, dominant tous les personnages et concentrant tous les faits, produit au moins l'unité d'intérêt.

Si Horace nous a présenté les vertus naïves et rudes qui devaient enfanter la liberté des temps républicains, Cinna nous offrira les sentiments nobles encore, mais exagérés, qui survivent à la liberté dans les regrets qu'elle inspire. Cette inévitable hyperbole est personnifiée dans Émilie, fille d'un proscrit, pupille de l'empereur, amante du petit-fils de Pompée. C'est de ce cœur ulcéré par la vengeance et même par les bienfaits que partent les menaces et les complots qui mettent en danger la vie d'Auguste et qui donnent matière à sa clémence. Cinna passe générafement pour le chef-d'œuvre de Corneille. Il est vrai que rien ne surpasse le tableau de la conjuration, la grande scène où Auguste délibère s'il doit renoncer à l'empire ou le conserver, et enfin le pardon héroïque

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