Imágenes de páginas
PDF
EPUB

accordé aux conspirateurs; mais ces beautés supérieures laissent subsister en regard l'inconsistance de quelques-uns des caractères et de l'intérêt qui passe brusquement des conjurés à l'empereur. Cinna s'annonce magnifiquement : il a pour lui tous nos vœux quand il exprime l'ardeur qu'il a communiquée à ses complices; il commence à baisser lorsqu'il donne perfidement à Auguste un conseil qui lui laisse le droit de l'assassiner, ses hésitations l'amoindrissent encore, et au dénoûment, devant tout à la clémence d'Auguste, rentré dans son crédit, chargé de dignités nouvelles, époux d'Émilie, il n'est plus bon qu'à faire un courtisan. Maxime n'a qu'un bon moment, c'est lorsqu'il donne à Auguste un avis loyal, mais il dément bientôt sa courte probité; révélateur auprès d'Auguste, traître envers Émilie, sur laquelle il tente un enlèvement, le faux bruit de sa mort dans les eaux du Tibre, sa réapparition imprévue, sa colère contre Évandre, le font descendre au niveau d'un personnage de comédie. Émilie, l'adorable furie, comme disait Balzac, se soutient mieux, elle ne cède qu'à la dernière extrémité; Livie, une impératrice, ne parait qu'un instant pour donner un bon conseil mal reçu. L'empereur, sur qui pesaient d'abord les souvenirs d'Octave qui nous faisaient complices de Cinna, commence à s'en dégager : le triumvir va devenir Auguste; de telle sorte qu'Émilie, qui entraînait comme satellites Cinna et Maxime, se rangera elle-même avec eux sous l'ascendant de l'empereur qui enfin domine et entraîne tout par l'héroïsme de sa clémence.

L'épreuve est longue avant que cette âme d'Octave endurcie dès longtemps par l'habitude de la vengeance, corrompue par la scandaleuse complicité de la fortune, puis troublée par l'effroi, déchirée par le remords, affaissée par le dégoût, révoltée de l'impuissance de ses bienfaits calculés et de son hypocrite magnanimité, se soulève par un suprême effort; c'est alors qu'elle quitte toutes ses souillures, toutes ses faiblesses, au contact de la vertu qui la pénètre; qu'elle se transfigure tout à coup sur la hauteur où l'a portée l'énergique élan de sa volonté, maîtresse d'elle-même, et que, dans l'ivresse du triomphe, s'échappe ce cri de surprise et d'orgueil :

[ocr errors]

Je suis mattre de moi comme de l'univers :

Je le suis, je veux l'être. O siècles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma dernière victoire
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna; c'est moi qui t'en convie1.

L'explosion est sublime, parce qu'elle marque nettement le terme d'une lutte dont l'issue a été douteuse jusqu'alors, même pour Auguste. En effet, il a bien le dessein et l'espoir de se vaincre lorsqu'il mande Cinna, il tâche à s'y affermir lorsqu'il lui parle, mais il se venge encore en lui parlant, et c'est seulement lorsqu'il proclame le pardon qu'il a surmonté ses derniers ressentiments. Jusque-là la colère fermentait toujours et pouvait se rallumer. Corneille a suivi et surpris la passion jusque dans ces profondeurs où

Corneille, Cinna, acte V, sc. III, t. III, p. 387.

souvent elle s'ignore elle-même, et c'est parce qu'il a su la peindre avec vérité, avec énergie, qu'il a arraché au grand Condé non pas des larmes d'attendrissement, celles-là tombent de tous les yeux, mais de ces larmes d'admiration, larmes exquises et rares qui mouillent seulement les paupières héroïques.

Quelle que soit la mâle beauté de cette imposante tragédie de Cinna, il semble que le génie de Corneille a été plus voisin de la perfection dans Polyeucte, où son génie, avec une force égale, montre plus de souplesse et de naturel. L'héroïsme chrétien et la pureté qui en est la grâce y brillent du plus vif éclat. L'exquise beauté de cette tragédie est dans le contraste harmonieux de caractères opposés, et le pathétique y naît de sacrifices d'ordre différent, mais de valeur égale. Polyeucte sacrifiant à sa croyance sa tendresse et l'ambition mondaine, Pauline immolant au devoir les ardeurs désormais innocentes d'un chaste amour, Sévère travaillant lui-même à la ruine de ses vœux les plus chers, présentent un spectacle qui enchante et qui émeut, et chacun de ces personnages concourt également à produire le pathétique et l'admiration. L'œil le moins indulgent aurait bien de la peine à surprendre des défauts dans la contexture de ce drame dont toutes les parties sont liées avec un art d'autant plus habile qu'il ne se laisse pas apercevoir. Polyeucte réussit selon ses mérites: le Cid seul excita des transports plus vifs par la surprise et le premier éclat de la beauté; l'héroïsme religieux, trompant les appréhensions profanes des beaux esprits du temps, trouva les âmes ouvertes à l'admi

ration, et même ces coups de la grâce qui frappent subitement Pauline et son père, qui effleurent Sévère lui-même, ajoutèrent aux immortelles beautés du poëme un intérêt de circonstance. Déjà, en effet, s'agitaient entre théologiens, et devant la foule attentive, les insolubles problèmes de la grâce soulevés par Jansénius et l'abbé de Saint-Cyran, d'après saint Paul et saint Augustin, et qui allaient devenir des ferments de guerre et des prétextes de persécution. Plus tard, nous devrons à cette querelle les Provinciales.

L'audace du génie de Corneille croissait avec le succès. Toujours en quête de moyens nouveaux propres à frapper les esprits qu'il avait exaltés, abordant tour à tour, sous ses aspects divers, l'héroïsme qui était le fond de sa pensée et l'idée mère de toutes ses conceptions, il osa, dans Pompée, par une hardiesse inouïe, faire porter l'intérêt sur un personnage qui n'est plus, sur l'ombre d'un grand nom1. Pompée mort remplit toute la scène: il revit dans la mâle figure de Cornélie; c'est pour satisfaire à ses mânes irrités que périt l'infàme Ptolémée, et les derniers mots de sa veuve promettent contre César même une vengeance éclatante. Malheureusement Corneille, s'étant trop inspiré de Lucain, son poëte favori, a donné place à la déclamation et à l'emphase; son génie s'est tendu outre mesure dans cet effort violent de sa force, œuvre originale et rare que seul il pouvait produire, et cependant de dangereux exemple, puisqu'elle pousse à l'hyperbole dans les caractères et

1 Stat magni nominis umbra. Lucain, Pharsale, liv. I, v. 135,

le langage. C'est là qu'il a proféré ingénument ces blasphèmes de la politique qui pouvaient être, dans l'occasion, des vérités pour un Richelieu, mais que celui-ci n'aurait pas mises en maximes :

La justice n'est point une vertu d'état.

Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes
Ne fait qu'anéantir la force des couronnes :
Le droit des rois consiste à ne rien épargner;
La timide équité détruit l'art de régner,

Quand on craint d'être injuste on a toujours à craindre;
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui le sert1.

Quelques années avaient suffi à Corneille pour produire tous ces chefs-d'œuvre. Il régnait sur le théâtre tragique; on ne songeait plus à lui comparer ni Mairet, malgré la régularité et l'intérêt réel de sa Sophonisbe, ni Du Ryer qui avait trouvé dans Scévole quelques mâles accents dignes de Rome, ni Tristan qui avait su être pathétique dans Marianne, ni même Rotrou, digne ami de notre poëte, et trop modeste, trop dévoué pour lutter de gloire avec lui, et qui alors n'avait donné ni son Venceslas, ni son SaintGenest, les seules de ses œuvres dramatiques qui aient laissé un souvenir durable; mais Corneille ménageait à ses admirateurs une surprise nouvelle et à la France un autre genre de gloire; entre Pompée qui venait de réussir et Rodogune qu'il méditait déjà, il composa, comme pour détendre son génie et

• Corneille, Pompée, acte I, sc. 1; t. IV, p. 174.

« AnteriorContinuar »