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Le manger paroît un plaisir plus réel, & les hommes font capables de s'y attacher avec excès, quand ils feroient tout feuls: & néanmoins il s'y mêle beaucoup de cette vue des jugemens & des penfées des autres. Car de cent hommes qui s'enivrent en compagnie, il n'y en a pas deux qui s'enivraffent tout feuls. On s'excite les uns les autres; on fe repaît non feulement des viandes, mais de l'idée que les autres ont que nous y prenons plaifir.

Il paroît par-là qu'il y a peu de mortifications qui égalent la folitude actuelle, parcequ'elle fépare de la vûe de toutes les vaines penfées des hommes, & qu'elle nous donne ainfi lieu d'appliquer notre efprit à ce qu'il y a de réel dans toutes les chofes du monde ; & comme il n'y a rien de réel, elle nous porte d'elle-meme à Dieu, en qui feul on peut trouver un bien digne d'occuper un cœur féparé de la vue des pensées des hom

mes.

Jamais Solitaire ne s'amufa à dreffer tun jardin avec des allées bien compalfees; elles font donc faites pour les autres, & non pas pour nous.

XXXI.

Pourquoi l'Ecriture n'excite à louer Dien que des ouvrages de Dieu.

David dans fes Pfeaumes, & les Enfans dans leur Cantique excitant toutes les créatures à louer Dieu, ou plutôt s'excitant à le benir par la vûe de toutes les créatures, ne fe fervent néanmoins que de celles qui font proprement des ouvrages de Dieu, & aufquelles les hommes n'ont rien contribué par leur indu

trie.

Ce n'eft pas que les ouvrages des hommes n'appartiennent auffi à Dieu qui les fait avec les hommes,qui leur en fournit la matiere, qui leur donne l'adresse & la force de les faire; mais néanmoins ce n'eft pas de ces ouvrages que l'Ecriture tire d'ordinaire les motifs des louanges qu'elle donne à Dieu.

C'est peut-être qu'elle s'accommode en cela à l'esprit des hommes qui ont accoutumé de confiderer davantage dans ces fortes de chofes la part que les hommes y ont,que celle que Dieu y a, quoiqu'elle foit infiniment plus grande, & qui font ainfi plus portés à louer Dieu par la vue des chofes de la nature, aufquelles ils n'ont rien contribué, que celles qu'ils regardent comme les œuvres de

leurs mains, & les fruits de leur travail. Ceft auffi peut-être que toutes les chofes qui font produites par l'industrie des hommes, font fi peu de chofe en comparaifon des ouvrages de Dien, que 'Eglife les neglige à deffein pour nous apprendre à porter notre admiration vers les objets qui la meritent davantage. En effet c'est un défaut des hommes d'etimer trop ce qu'ils font, & trop peu ce que Dieu fait. La moindre herbe, le moindre animal eft infiniment plus admirable que tout ce que les homines peuvent faire.

Ils n'arrangent la matiere que par de groffes parties, Dieu l'arrange par des atômes,& c'eft par cet arrangement qu'il produit cette admirable diverfité des êtres que nous appellons naturels.

XXXII.

Les beautés de la nature plus eftimables que celles de l'art.

Ceux qui favent eftimer les chofes leur julte prix, ne trouvent point de lieux laids, car on voit en tous lieux le ciel & la terre, qui font des fpectacles capables de les remplir d'admiration. Ils ne fe mettent gueres en peine d'y ajoûter les embelliffemens de l'art, parcequ'ils y trouvent peu de beauté en comparaison

de ces grans objets qui les occupent & qui leur fuffisent. Ils fe plaisent même davantage dans un bois fanvage & épais que dans les lieux les plus ornés, parcequ'ils n'y voyent rien qui les faffe fouvenir des hommes, & rien qui ne les fafle fouvenir de Dieu.

Les gens du monde au-contraire ne fe plaifent que dans les ouvrages des hommes. Un lieu fauvage leur paroît hideux & infupportable. Il leur faut des parterres bien dreffés, des palliffades bientaillées, des allées bien droites, & d'autres bagatelles de cette nature. Ils ne favent pas fe confulter eux-mêmes, & apprendre de leur cœur que toutes ces chofes n'ajoûtent rien d'elles-mêmes à leur plaifir, & que tout ce qu'elles y contribuent ne vient que de lent vanité. Car la raifon pourquoi les gens du monde aiment tous les ornemens de l'art, & font fi peu touchés des beautés de la nature, c'eft qu'ils voient bien que ceux qui ne font pas riches comme eux, ne font pas capables de les avoir: ainfi ces chofes artificielles les diftinguent du commun du monde. Il eft permis à chacun de demeurer dans un bois ; mais il n'y a que les riches qui puiffent avoir des parter

res:

XXXIII.

Ce qui nous trompe en comparant
les avantages des conditions.

Ce qui nous trompe dans la compaFaifon de l'avantage des conditions, c'est que nous nous tranfportons en une autre condition avec les paffions de la nô tre, fans nous revêtir de celles qui font attachées à cette condition. C'est ce qui fait que nous la croyons plus avantageufe, parcequ'elle feroit telle en effet, fi ceux qui la poffedent, n'avoient point d'autres paffions que celles que nous avons. Mais il n'en eft pas ainfi: chaque condition a fes paffions, ou plutôt le fond de cupidité que nous avons en nous, fe répand felon la mefure des conditions dans lesquelles il fe trouve : il s'étend & fe déborde quand il trouve plus de place, il fe refferre quand il en a moins, & nous fatigue prefque également en tout

état.

Ce n'eft donc pas par la fatisfaction des paffions qu'il faut juger du bonheur des états, puifqu'elles font prefque auffi peu fatisfaites en un état que dans un autre, mais par d'autres confiderations plus effentielles..

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