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ce tombeau que les Romains en avaient pour celui de Roinulus. De quel grand personnage referme-t-il donc la cendre? dit Leandro Perez. D'un premier ministre de la couronne d'Espagne, répondit Asmodée : jamais la monarchie n'en aura peut-être un pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernement sur ce grand homme, qui sut si bien s'en acquitter, que le monarque et les sujets en furent trèscontents. L'état, sous son ministère, fut toujours florissant, et les peuples heureux; enfin, cet habile ministre eut beaucoup de religion et d'humanité : cependant, quoiqu'il n'eût rien à se reprocher en mourant, la délicatesse de son poste ne laissa pas de le faire trembler.

Un peu au-delà de ce ministre si digne d'être regretté, démêlez dans un coin une table de marbre noir attachée à un pilier. Voulez-vous que j'ouvre le sépulcre qui est dessous pour vous montrer ce qui reste d'une fille bourgeoise qui mourut à la fleur de son âge, et dont la beauté charmait tous les yeux? ce n'est plus que de la poussière; c'était de son vivant une personne si aimable, que son père avait de continuelles alarmes que quelque amant ne la lui enlevât; ce qui aurait bien pu arriver si elle eût vécu plus longtemps. Trois cavaliers qui l'idolâtraient furent inconsolables de sa perte, et se donnèrent la mort pour signaler leur désespoir. Leur tragique histoire est gravée en lettres d'or sur cette table de marbre, avec trois petites figures qui représentent ces trois galants désespérés : ils sont prêts à se défaire eux-mêmes; l'un avale un verre de poison, l'autre se perce de son épée, et le troisième se passe au cou une ficelle pour se pendre.

Le Démon remarquant en cet endroit que l'écolier riait de tout son cœur, et trouvait fort plaisant qu'on eût orné de ces trois figures l'épitaphe de la bourgeoise, lui dit : Puisque cette imagination vous réjouit, peu s'en faut qu'en

cet instant je ne vous transporte sur les bords du Tage, pour vous montrer le monument qu'un auteur dramatique a fait construire dans l'église d'un village auprès d'Almaraz, où il s'était retiré après avoir mené à Madrid une longue et joyeuse vie. Cet auteur a donné au théâtre un grand nombre de comédies pleines de gravelures et de gros sel; mais il s'en est repenti avant sa mort; et pour expier le scandale qu'elles ont causé, il a fait peindre sur son tombeau une espèce de bûcher composé de livres qui représentent quelques-unes de ses pièces, et l'on voit la Pudeur qui tient un flambeau allumé pour y mettre le feu.

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Outre les morts qui sont dans les mausolées que je viens

de vous faire observer, il y en a une infinité d'autres qui ont été enterrés ici fort simplement. Je vois errer toutes leurs ombres elles se promènent, passent et repassent sans cesse les unes après les autres, sans troubler le profond repos qui règne dans ce lieu saint. Elles ne se parlent point; mais je lis dans leur silence toutes leurs pensées. Que je suis mortifié, s'écria don Cleophas, de ne pouvoir jouir, comme vous, du plaisir de les apercevoir! Je puis encore vous donner ce contentement, lui dit Asmodée; rien n'est plus facile pour moi. En même temps ce Démon lui toucha les yeux, et, par un prestige, lui fit voir un grand nombre de fantômes blancs.

A l'apparition de ces spectres, Zambullo frémit. Comment donc, lui dit te Diable, vous frémissez? Ces ombres vous font-elles peur? Que leur habillement ne vous épouvante point; accoutumez-vous-y dès à présent vous le porterez à votre tour; c'est l'uniforme des mânes: rassurezvous donc, et ne craignez rien. Pouvez-vous manquer de fermeté dans cette occasion, vous qui avez eu l'assurance de soutenir ma vue? Ces gens-ci ne sont pas si méchants que moi.

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L'écolier, à ces paroles, rappelant tout son courage, regarda les fantômes assez hardiment. Considérez attentivement toutes ces ombres, lui dit le boiteux celles qui ont des mausolées sont confondues avec celles qui n'ont qu'une misérable bière pour tout monument; la subordination qui les distinguait les unes des autres pendant leur vie ne subsiste plus le grand sommelier du corps, et le premier ministre, ne sont pas plus, présentement, que les plus vils citoyens enterrés dans cette église. La grandeur de ces nobles mânes a fini avec leurs jours, comme celle d'un héros de théâtre finit avec la pièce.

Je fais une remarque, dit Leandro je vois une ombre

qui se promène toute seule, et semble fuir la compagnie des autres. Dites plutôt que les autres évitent la sienne, répondit le Démon, et vous direz la vérité : savez-vous bien quelle est cette ombre-là? c'est celle d'un vieux notaire, lequel a eu la vanité de se faire enterrer dans un cercueil de plomb; ce qui a choqué tous les autres mânes de bourgeois, dont les cadavres ont été mis en terre ici plus modestement. Ils ne veulent point, pour mortifier son orgueil, que son ombre se mêle parmi eux.

Je viens de faire encore une observation, reprit don Cleophas deux ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrêtées un moment pour se regarder, ensuite elles ont continué leur chemin. Ce sont, repartit le Diable, celles de deux amis intimes, dont l'un était peintre, et l'autre musicien ils étaient un peu ivrognes, à cela près fort honnêtes gens. Ils cessèrent de vivre dans la même année; quand leurs mânes se rencontrent, frappés du souvenir de leurs plaisirs, ils se disent, par leur triste silence: Ah! mon ami, nous ne boirons plus.

Miséricorde s'écria l'écolier, qu'est-ce que je vois? je découvre au bout de cette église deux ombres qui se promènent ensemble; qu'elles me semblent mal appareillées! leurs tailles et leurs allures sont bien différentes : l'une est d'une hauteur démesurée, et marche fort gravement, au lieu que l'autre est petite, et a l'air évaporé. La grande, reprit le boiteux, est celle d'un Allemand qui perdit la vie pour avoir bu, dans une débauche, trois santés avec du tabac dans son vin; et la petite est celle d'un Français, lequel, suivant l'esprit galant de sa nation, s'avisa, en entrant dans une église, de présenter poliment de l'eau bénite à une jeune dame qui en sortait dès le même jour, pour prix de sa politesse, il fut couché par terre d'un coup d'escopette.

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De mon côté, dit Asmodée, je considère trois ombres remarquables que je démêle dans la foule: il faut que je vous apprenne de quelle façon elles ont été séparées de leur matière. Elles animaient les jolis corps de trois comé→ diennes qui faisaient autant de bruit à Madrid, dans leur temps, qu'Origo, Cytheris et Arbuscula en ont fait à Rome dans le leur, et qui possédaient, aussi bien qu'elles, l'art de divertir les hommes en public, et de les ruiner en particulier. Voici quelle fut la fin de ces fameuses comédiennes espagnoles l'une creva subitement d'envie, au bruit des applaudissements du parterre, au début d'une actrice nou

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