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Aussi, quand il eut découvert ce nouveau monde poétique, dont il allait être le Pizarre et le Fernand Cortès, et dont le grand Corneille était le Christophe Colomb, René Le Sage battit des mains de joie; dans son noble orgueil, il frappa du pied cette terre des enchantements; il se mit à lire, avec quel ravissement vous pouvez le croire, cette admirable épopée du Don Quichotte, qu'il étudia sous son côté gracieux, charmant, poétique, amoureux, faisant un lot à part de la satire et du sarcasme cachés dans ce beau drame, pour s'en servir plus tard quand il attaquerait les financiers. Certes, M. l'abbé de Lyonne ne croyait pas si bien faire le jour où il ouvrait cette mine inépuisable à l'homme qui devait être plus tard le premier poëte comique de la France, puisqu'aussi bien Molière est un de ces génies à part dont toutes les nations de ce monde, dont tous les siècles littéraires revendiquent au même droit la gloire et l'honneur.

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Le premier fruit de cette étude de l'Espagne fut un volume de comédies que publia Le Sage, et dans lequel il avait traduit quelques belles comédies du théâtre espagnol; il y en avait une seule de Lopez de Vega, si ingénieux et si fécond c'était vraiment trop peu; il n'y en avait pas une seule de Calderon de la Barca, et ce n'était vraiment pas assez. Dans ce livre, que nous avons lu avec soin pour y rechercher quelques-uns de ces sillons lumineux qui font reconnaître l'homme de génie partout où il a passé, nous n'avons pu rien rencontrer de plus qu'un traducteur; l'écrivain original ne s'y montre pas encore : c'est que le style est une chose longue à venir; c'est que, dans cet art de la comédie surtout, il y a certains secrets du métier que rien ne remplace, qu'il faut apprendre à toute force. Ce métier-là, Le Sage l'apprit comme on apprend toutes choses, à ses dépens. De simple traducteur qu'il était, il se fit arrangeur de comédies; et en 1702 (le xvin siècle commençait, mais d'une façon timide, et nul ne pouvait prévoir ce qu'il allait devenir), Le Sage fit représenter au Théâtre-Français une comédie en cinq actes, intitulée le Point d'honneur. Ce n'était là qu'une imitation de l'espagnol : l'imitation eut peu de succès, et Le Sage ne comprit pas cette leçon du public; il ne comprit pas que

quelque chose disait tout bas à ce parterre si réservé, qu'il y avait dans ce traducteur un poëte original. Pour prendre sa revanche, que fit Le Sage? Il tomba dans une faute plus grande encore il se mit à traduire, le croirez-vous? la suite du Don Quichotte, comme si Don Quichotte pouvait avoir une suite, comme si personne au monde, pas même Cervantes lui-même, avait le droit d'ajouter un chapitre à cette fameuse histoire! Et véritablement il est bien étrange qu'avec son goût si sûr, sa raison si correcte, Le Sage ait jamais pensé à cette malencontreuse suite. Aussi bien, cette fois encore, cette nouvelle tentative n'eut aucun succès; le public parisien, qui est un grand juge, quoi qu'on en dise, fut plus juste pour le véritable Don Quichotte que Le Sage lui-même : c'était donc encore une fois à recommencer. Lui, cependant, tenta encore une fois cette route nouvelle, qui ne pouvait le mener à rien de bon. Il revint à la charge, toujours avec une comédie espagnole, Don César Ursin, imitée de Calderon. La pièce fut jouée, pour la première fois, à Versailles, et applaudie à outrance à la cour, qui se trompait presque aussi souvent que la ville. Cette fois, Le Sage crut enfin que la bataille était gagnée. Vain espoir! c'était encore une bataille perdue; car, rapportée de Versailles à Paris, la comédie de Don César Ursin fut sifflée à outrance par le parterre parisien, qui brisa ainsi sans pitié les éloges de la cour et la première victoire de l'auteur. Alors il fallut bien se rendre à l'évidence. Averti par ces rudes enseignements, Le Sage comprit enfin qu'il ne lui était pas permis, à lui moins qu'à tout autre, d'être un plagiaire; que l'originalité était une des grandes causes du succès, et qu'à s'en tenir sans fin et sans cesse dans cette imitation banale des poëtes espagnols, il était un poëte perdu.

Aussitôt donc le voilà qui se met à être à son tour un poëte original. Cette fois, il ne copie plus, il invente; il arrange sa fable à son gré, sans se mettre plus longtemps à l'abri de la fantasmagorie espagnole. Avec l'idée originale lui vient le style original il rencontre enfin ce merveilleux et impérissable dialogue que l'on peut comparer au dialogue de Molière, non pas pour le naturel peut-être, mais, sans contredit, pour la grâce et l'élégance ;

il trouva en même temps, et à sa grande joie, à présent qu'il était lui-même, qu'il ne marchait plus à la suite de personne, il trouva que le métier était devenu bien plus facile cette fois, il était à l'aise dans cette fable qu'il disposait à son gré; il respirait librement dans cet espace qu'il s'était ouvert; rien ne gênait son allure, non plus que sa fantaisie poétique. A la bonne heure! le voilà enfin le suprême modérateur de son œuvre; le voilà tel que le voulait le parterre, tel que nous l'espérions tous.

Cette heureuse comédie, qui est, sans nul doute, la première œuvre de Le Sage, a pour titre Crispin rival de son maître. Quand il l'eut achevée, Le Sage, reconnaissant de l'accueil que la cour avait fait à Don César Ursin, voulut aussi que la cour eût les prémices de Crispin rival de son maître il se souvenait avec tant de bonheur que les premiers applaudissements qu'il reçut étaient partis de Versailles! Le voilà donc qui produit sa comédie à la cour. Mais, hélas! cette fois, l'opinion de la cour était changée; sans égard pour les applaudissements de Versailles, le parterre de Paris avait sifflé Don César Ursin; Versailles à son tour, et comme pour prendre sa revanche, siffla Crispin rival de son maître. Avouez que, pour un esprit moins fort, il y avait de quoi se troubler à tout jamais, et ne plus rien comprendre ni au succès ni à la chute de ses œuvres. Heureusement, Le Sage en appela du public de Versailles au parterre de Paris, et autant Crispin rival de son maître avait été sifflé à Versailles, autant cette charmante comédie fut applaudie à Paris. Cette fois, ce n'était pas seulement pour donner un démenti à la cour que la ville applaudissait; Paris avait retrouvé, en effet, dans cette comédie nouvelle, toutes les qualités de la comédie véritable, l'esprit, la grâce, l'ironie facile, la plaisanterie inépuisable, beaucoup de franchise, beaucoup de malice et aussi un peu d'amour.

Quant à ceux qui voudraient tourner en accusations les sifflets de Versailles, ceux-là doivent se souvenir que plus d'un chef-d'œuvre, sifflé à Paris, s'est relevé par le suffrage de Versailles : les Plaideurs de Racine, par exemple, que la cour a renvoyés au poëte avec des applaudissements merveilleux, avec les grands rires de Louis XIV,

qui sont venus délicieusement troubler le sommeil de Racine, à cinq heures du matin. Heureux temps, au contraire, quand les poëtes avaient pour les approuver, pour les juger, cette double juridiction, quand ils pouvaient en appeler des censures de la cour aux louanges de la ville, des sifflets de Versailles aux applaudissements de Paris!

Maintenant voilà René Le Sage à qui rien ne fait plus obstacle; il a deviné sa vocation véritable, qui est la comédie; il a compris ce qu'on peut faire de l'espèce humaine, et à quels fils légers est suspendu le cœur humain. Ces fils d'or, de soie ou d'airain, il les tient dans sa main à cette heure, et vous verrez comme il sait s'en servir. Déjà dans cette tète, qui porte Gil Blas et sa fortune, fermentent les récits les plus charmants du Diable Boiteux. Faites silence! Turcaret va paraître, Turcaret, que n'eût pas oublié Molière si Turcaret eût vécu de son temps; mais il fallut attendre encore que la France eût échappé au règne si correct de Louis XIV, pour voir arriver après l'homme d'église, après l'homme de guerre, cet homme sans cœur et sans esprit, que l'on appelle l'homme d'argent. Dans une société comme est la nôtre, l'homme d'argent est un de ces pouvoirs bâtards et effrontés qui poussent dans les affaires de chaque jour, comme le champignon pousse sur le fumier. On ne 'sait pas d'où vient cette force inerte, on ne sait pas comment elle se maintient à la surface des choses; nul ne peut dire comment elle disparaît après avoir jeté son phosphore d'un instant. Il faut, en vérité, qu'une époque soit bien corrompue et bien infâme pour remplacer par l'argent l'épée du soldat; par l'argent la sentence du magistrat; par l'argent l'intelligence de l'homme de guerre; par l'argent le sceptre du roi lui-même. Une fois qu'une nation en est arrivée là, d'adorer l'argent à genoux, ne lui demandez plus ni beaux-arts. ni poésie, ni amour : elle est abrutie comme l'était le peuple juif agenouillé devant le veau d'or. Heureusement, de toutes les puissances éphémères de ce monde, l'argent est la puissance la plus éphémère on lui tend la main droite, il est vrai, mais on le soufflette de la main gauche; on se prosterne jusqu'à terre quand il passe, oui; mais quand il est passé

on lui donne du pied au derrière ! Voilà ce que Le Sage a merveilleusement compris, comme un grand poëte comique qu'il était. Il a trouvé le côté ridicule et affreux de ces hommes dorés qui se partagent nos finances, valets enrichis de la veille, qui, plus d'une fois, par une méprise toute naturelle, ont monté derrière leur propre carrosse. Ainsi est fait Turcaret. Le poëte l'a affublé des vices les plus honteux, des ridicules les plus déshonorants; il arrache de ce cœur abruti par l'argent les sentiments les plus naturels; et cependant, même dans cette affreuse peinture, Le Sage est resté dans les limites de la comédie, et pas une seule fois, dans cet admirable chef-d'œuvre, le mépris et l'indignation ne font place à l'éclat de rire. Ce fut donc à bon droit que toute la race des gens de finances, à peine eut-elle entendu parler de Turcaret, s'ameuta contre le chef-d'œuvre; ce fut dans tous les riches salons de Paris, parmi la finance qui prêtait son argent aux grands seigneurs, et parmi les grands seigneurs qui empruntaient de l'argent à la finance, un tolle général, un haro universel. Jamais le Tartufe de Molière ne trouva plus d'opposition parmi les dévots, que Turcaret ne trouva d'opposition parmi les financiers. Et, pour nous servir du mot de Beaumarchais à propos de Figaro, il fallait autant d'esprit à Le Sage pour faire représenter sa comédie, qu'il lui en avait fallu pour l'écrire; mais, cette fois encore, le public, qui est le maître tout-puissant dans ces sortes de chefs-d'œuvre, fut plus fort que l'intrigue. Monseigneur le grand dauphin, ce prince illustre par sa piété et par sa vertu, protégea la comédie de Le Sage, comme son aïeul Louis XIV avait protégé la comédie de Molière; alors les financiers, voyant que tout était perdu du côté de l'intrigue, en appelèrent à l'argent, qui est la dernière raison de ces sortes de parvenus, comme le canon est la dernière raison des rois. Cette fois encore l'attaque fut inutile: le grand poëte refusa une fortune pour faire jouer sa comédie; et certes il a fait là un grand marché, préférable cent mille fois à toutes les basses fortunes qui se sont dissipées et perdues dans la rue Quincampoix. De Turcaret le succès fut immense; le Parisien s'égaya avec un rare bonheur de ces loups cerviers voués au plus cruel ridicule.

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