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distinguer son malheur d'un crime, il fut condamné à une grosse amende, aussi bien que Virginius, quoiqu'il alléguât qu'il était injuste de le punir des fautes de son collègue.

Les tribuns du peuple, se prévalant de l'animosité qu'ils avaient excitée contre les patriciens, ne cessaient dans toutes les assemblées de représenter à la multitude que le temps était venu de s'affranchir de la tyrannie du sénat; qu'il fallait ôter l'autorité souveraine et les principales dignités de la république aux Sergiens et aux Virginiens pour la faire passer à des plébéiens dignes de ces emplois honorables. Ils crient en public que la liberté du peuple est en péril. Ils briguent et ils cabalent en particulier. Enfin ils se donnèrent tant de mouvement, que, dans la prochaine élection et la suivante, [an de Rome 353] ils firent nommer des plébéiens pour tribuns militaires : nouvelle révolution dans le gouvernement de la république, mais dont les suites furent funestes à l'état par différens avantages que les ennemis de Rome remportèrent sur les armées commandées par des plébéiens.

[An de Rome 354] Un mal contagieux succéda à ces disgrâces. Le peuple, consterné, eut recours aux dieux; les temples étaient remplis jour et nuit d'hommes, de femmes et d'enfans qui imploraient leur clémence. Les duumvirs, après avoir consulté

1 Tit. Liv. lib. V, cap. 12.

2 Id. ib. cap. 13. Aug. de Civitate Dei, lib. III,

cap. 17.

les livres sacrés des sibylles, ordonnèrent le Lectisterne. C'était une cérémonie ancienne pendant laquelle on descendait les satues des dieux de leurs niches; on leur servait pendant huit jours des repas magnifiques, comme s'ils cussent été en état d'en profiter; les citoyens, chacun selon leurs facultés, tenaient table ouverte ils y invitaient indifféremment amis et ennemis; les étrangers surtout y étaient admis; on mettait en liberté les prisonniers, et on se serait fait un scrupule de les faire arrêter de nouveau après que la fête était finie.

Les patriciens, profitant de cette disposition des esprits, tournèrent en mystère de religion ces disgraces de la république. Ils les attribuèrent à la colère des dieux, irrités de ce que, dans les dernières élections, on n'avait pas eu égard aux familles nobles, qui seules avaient l'intendance des sacrifices. De pareilles raisons, plus fortes que toutes les harangues des tribuns du peuple, entraînèrent les esprits de la multitude. Tout le monde regarda les disgrâces de la république comme des interprètes infaillibles de la volonté des dieux et de peur de les irriter davantage, on ne manqua pas dans l'élection suivante [ an de Rome 355] de rendre le tribunat militaire aux seuls patriciens.

On n'avança pas beaucoup au siége, et tout l'effort des armes romaines se termina à ravager les terres des ennemis. [An de Rome 356] La guerre fut encore plus malheureuse l'année suivante, et

VERTOT. T. III.

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on obligea les tribuns militaires, dont on n'était pas content, d'abdiquer leur dignité, sous prétexte qu'on avait manqué d'observer quelque cérémonie dans les auspices qu'on avait pris pour leur élection prétexte dont les deux partis se servaient tour-à-tour pour faire déposer les magistrats qui ne leur étaient pas favorables. [An de Rome 357] On eut recours dans cette occasion, comme dans une calamité publique, à un dictateur. M. Furius Camillus fut élevé à cette suprême dignité, qu'il ne dut qu'au besoin que la république crut avoir d'un aussi grand capitaine, conjoncture où, sans brigue et sans effort, un mérite supérieur se trouve naturellement en sa place. On avait déja observé que, dans tous les emplois où Camille avait eu des collègues, sa rare valeur et sa haute capacité lui avaient fait déférer tout l'honneur du commandement, comme s'il eût commandé en chef; et on remarqua depuis que, pendant ses dictatures, il gouvernait avec tant de douceur et de modération, que les officiers qui étaient soumis à ses ordres croyaient partager son autorité. 1Il nomma pour général de la cavalerie P. Cornelius Scipion, et mit sur pied en même temps un puissant corps de troupes. Le peuple courait à l'envi s'enrôler sous ses enseignes tout le monde voulait suivre à la guerre un général que la victoire n'avait jamais abandonné. Les alliés mêmes lui envoyèrent offrir un puissant secours, composé de leur plus floris

1 Plut. in Camillo. Diod. Sic. lib. XIV, cap. 93.

sante jeunesse. Le dictateur se rendit d'abord au camp qui était devant Veïes; sa présence seule rétablit la discipline militaire, qui était bien affaiblie depuis la division ou la défaite des tribuns militaires. On serra la place de plus près, et par son ordre on releva les forts que les ennemis avaient ruinés. Il marcha ensuite contre les Falisques et les Capenates, qu'il défit en bataille rangée; et après cette victoire, qui lui laissait la campagne libre, il revint au siége, qu'il poussa avec beaucoup d'ardeur.

Les assiégés ne se défendaient pas avec moins de courage. Le dictateur, craignant de ne pouvoir emporter d'assaut et à force ouverte une place où il y avait une armée pour garnison, eut recours à la sape et aux mines. Ses soldats, à force de travail et à l'insu des assiégés, s'ouvrirent une route secrète qui les conduisit jusque dans le château. Ils se répandirent de là dans la ville; une partie alla charger par derrière ceux qui défendaient encore les murailles; d'autres rompirent les portes, et toute l'armée entra en foule dans la place. Le malheureux Veïen éprouva d'abord la fureur des victorieux. On ne pardonna qu'à ceux qu'on trouva désarmés, et le soldat, encore plus avare que cruel, courut au pillage avec la permission de son général.

La longueur du siége, les périls qu'on y avait courus, l'incertitude même du succès, tout cela fit recevoir à Rome avec des transports de joie la nouvelle de la prise de cette place. Tous les tem

ples furent remplis de dames romaines, et l'on ordonna quatre jours de prières publiques en actions de grâces; ce qui n'avait point encore été pratiqué dans les plus heureux succès de la république. Le triomphe même du dictateur eut quelque chose de particulier. Camille parut dans un char magnifique, et tiré par quatre chevaux de poil blanc.

Cette singularité déplut au peuple; et, au milieu des louanges qu'il donnait au dictateur, il ne vit qu'avec une indignation secrète ce premier magistrat affecter une pompe réservée autrefois pour la royauté, et, depuis l'expulsion des rois, consacrée seulement au culte des dieux. Cela diminua l'estime et l'affection publiques; et la résistance que Camille apporta depuis à de nouvelles propositions d'un tribun acheva de le rendre odieux à la multitude.

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[An de Rome 359] T. Sicinius Dentatus, tribun du peuple, proposa de faire une seconde Rome de la ville de Veïes, d'y envoyer pour l'habiter la moitié du sénat, des chevaliers et du peuple. Il en représentait la situation, la force, la magnificence des édifices, et le territoire plus étendu et plus fertile que celui de Rome même; et il ajoutait que les Romains, par ce moyen, pourraient conserver plus facilement leurs conquêtes.

Le peuple, toujours avide de nouveautés, reçut ces propositions avec de grandes démonstrations

1 Tit. Liv. lib. V, cap. 24. Plut. in Camillo.

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