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de joie. L'affaire, suivant l'usage, fut portée d'abord dans le sénat : Camille, qui ne faisait que sortir de la dictature, s'y opposa hautement. Ce n'est pas qu'il ne lui fût honorable de voir habiter par des Romains une ville si fameuse, et qui était devenue sa conquête ; il pouvait même penser que plus il y aurait d'habitans, et plus il s'y trouverait de témoins de sa gloire; mais il croyait que c'était un crime de conduire le peuple romain dans une terre captive, et de préférer le pays vaincu à la patrie victorieuse. Il ajouta qu'il lui paraissait impossible que deux villes si puissantes pussent demeurer long-temps en paix, vivre sous les mêmes lois, et ne former cependant qu'une seule république; qu'il se formerait insensiblement de ces deux villes deux états différens, qui, après s'être fait la guerre l'un à l'autre, deviendraient à la fin la proie de leurs ennemis communs.

Les sénateurs et les principaux de la noblesse, touchés des remontrances de ce premier citoyen de la république, déclarèrent qu'ils mourraient plutôt aux yeux du peuple romain que de quitter leur patrie. Les vieux et les jeunes se rendirent sur la place où le peuple était assemblé ; et, s'étant dispersés dans la foule, ils conjurèrent le peuple, les larmes aux yeux, de ne pas abandonner cette ville auguste qui devait un jour commander à toute la terre, et à laquelle les dieux avaient attaché de si grandes destinées. Ils montraient ensuite de la main le Capitole, et demandaient aux plébéiens s'ils auraient bien le courage

d'abandonner Jupiter, Vesta, Romulus, et les autres divinités tutélaires de la ville, pour suivre un Sicinius, qui ne cherchait, par un partage si funeste, qu'à ruiner la république. Enfin ces sages sénateurs ayant su prendre la multitude par des motifs de religion, le peuple n'y put résister. Il céda, quoique à regret, à ce sentiment intérieur que produisent toujours les préjugés de l'éducation. [Ans de Rome 360, 361] La proposition de Sicinius fut rejetée à la pluralité des voix 1, et le sénat, comme pour récompenscr le peuple de sa docilité, ordonna, par l'avis de Camille, qu'on distribuerait par tête sept arpens des terres des Veïens à chaque chef de famille ; et que, pour porter les personnes libres à se marier, et les mettre en état d'élever des enfans qui servissent un jour la république, on leur donnerait part dans cette distribution.

Le peuple, charmé de cette libéralité, donna de grandes louanges au sénat. On vit renaître la concorde entre ces deux ordres : le peuple, par déférence pour le sénat, consentit même qu'on rétablît le consulat. Sous le gouvernement de ces magistrats patriciens, les Eques furent vaincus, et les Falisques s'étaient déjà donnés à la république. Tous ces avantages étaient attribués à la sagesse et à la valeur de Camille. Ce furent de nouvelles injures à l'égard des tribuns, qui ne pouvaient lui pardonner cette union du peuple avec

1 Tit. Liv. lib. V, cap. 30.

le sénat, qu'ils regardaient comme son ouvrage et comme l'extinction de leur autorité.

Ils auraient bien voulu pouvoir se défaire de celui qui leur était seul plus redoutable que tout le sénat. Mais il était bien difficile d'attaquer un homme révéré de ses coucitoyens pour ses vertus, adoré du soldat, et en qui on n'avait jamais reconnu d'autre intérêt que celui de sa patrie.

Sa piété leur fournit le prétexte que leur envie et leur haine n'avaient pu leur inspirer. Ce général, avant que de faire monter ses soldats à l'assaut au siége de Veïes, avait voué de consacrer la dixième partie du butin à Apollon. Mais lorsque la ville fut emportée, parmi le désordre et la confusion du pillage, il ne se souvint point de son vœu ; et lorsque la délicatesse de sa conscience lui en rappela la mémoire, tout était dissipé. Il n'y avait pas moyen d'obliger les soldats à rapporter des effets, ou qu'ils avaient consumés, ou dont ils s'étaient défaits. Dans cet embarras, le sénat fit publier que tous ceux qui auraient la crainte des dieux estimassent eux-mêmes la valeur de leur butin, et qu'ils apportassent aux questeurs le dixième de cette valeur, afin d'en faire une offrande digne de la piété et de la majesté du peuple romain.

Cette contribution, faite à contre-temps, irrita les esprits contre Camille. Les tribuns du peuple saisirent avec avidité cette occasion de se déchaîner contre lui. Ils rappelèrent le souvenir du jour de son triomphe, où, contre l'usage, il avait paru

dans un char tiré par quatre chevaux blancs. Ils ajoutaient que ce fier patricien, dont la politique était de tenir toujours le peuple dans l'indigence, ne feignait d'avoir voué aux dieux la dîme du pillage de Veïes que pour avoir un prétexte de décimer le bien du soldat, et de ruiner le peuple. [An de Rome 362] Là-dessus un de ces tribuns, appelé Lucius Apuleius, lui fit donner assignation devant l'assemblée du peuple, et l'accusa d'avoir détourné du pillage de Veïes certaines portes de bronze qu'on voyait chez lui.

Camille, étonné de ce nouveau genre d'accusation, assembla chez lui ses amis et les principaux de sa tribu, et les conjura de ne pas souffrir que, sur un si faible prétexte, on condamnât leur général. Ces plébéiens, prévenus par les tribuns après avoir tenu conseil entre eux, lui répondirent qu'ils paieraient volontiers l'amende à laquelle il serait condamné, mais qu'il n'était pas en leur pouvoir de le faire absoudre. Camille, détestant leur faiblesse, résolut de se bannir plutôt lui-même de Rome que de voir la honte d'une condamnation attachée à son nom. Il embrassa avant que de partir sa femme et ses enfans; et, sans être suivi de personne de considération, il arriva jusqu'à la porte de la ville. On rapporte qu'alors il s'arrêta, et que, se tournant vers le Capitole, il pria les dieux que ses ingrats concitoyens se repentissent bientôt d'avoir payé ses services

1 Plut. in Camillo.

par un si cruel outrage, et que leur propre calamité les obligeât de le rappeler. Il se réfugia ensuite à Ardée, ville peu éloignée de Rome1, où il apprit qu'il avait été condamné à une amende de quinze mille asses, qui peuvent revenir environ à cent cinquante écus de notre monnaie.

On crut que les imprécations de ce grand homme avaient excité la colère des dieux, et attiré la guerre sanglante que les Gaulois firent aux Romains. Du moins ces deux événemens se suivirent de si près, que le peuple, toujours superstitieux, attribua la perte de Rome à l'exil de Camille, qui l'avait précédée.

2 La première irruption des Gaulois en Italie arriva sous le règne de Tarquin l'Ancien, environ l'an du monde trois mille quatre cent seize, et de la fondation de Rome le cent soixante-cinquième. Ambigat régnait alors sur toute la Gaule celtique : ce prince, trouvant ces grandes provinces remplies d'un trop grand nombre d'habitans, mit Sigovèse et Bellovėse, deux de ses neveux, à la tête d'une florissante jeunesse, qu'il obligea d'aller chercher des établissemens dans des contrées éloignées, soit que ce fût un usage commun, et qui se pratiquait encore dans le nord jusque dans le dixième siècle, soit qu'Ambigat eût eu recours à ces colonies mi

1 Tit. Liv. lib. V, cap. 32. Plut. in Camillo. Val. Max. 1. V, c. 3, art. 2. Polyb.

2 Tit. Liv. lib. V, cap. 34. Diod. Sic. Plut; Alpien. in Celt.

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