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mais son ambition et sa vanité étaient encore plus grandes que sa valeur : il ne pouvait souffrir qu'on lui préférât Camille dans la conduite des armées. «Si je n'avais conservé la forteresse et le Capitole, disait-il, Camille eût-il pu recouvrer Rome? Et quand il en a chassé les Gaulois, ne sait-on pas qu'il les a surpris dans une conférence · et dans le temps même qu'ils se reposaient sur la foi d'un traité solennel? »

[An de Rome 367] C'était par de pareils discours qu'il soulageait son envie, et qu'il tâchait d'obscurcir la gloire d'un homme qu'il regardait comme son rival. L'ambition dont il était dévoré se trouvant jointe à une vanité excessive, il prit le chemin qu'ont accoutumé de tenir ceux qui affectent la tyrannie. Il se mit à flatter le peuple, comme aurait pu faire un tribun; et, non content de renouveler les propositions dangereuses du partage des terres, le fondement ou le prétexte de toutes les séditions, il tâcha d'en exciter de nouvelles, sous prétexte de vouloir soulager le peuple, et de lui fournir les moyens d'acquitter les dettes que la plupart des plébéiens avaient contractées pour rebâtir leurs maisons. Il payait pour les uns et répondait pour les autres. Il vendit ses terres pour acquitter leurs dettes, et il déclara que, tant qu'il lui resterait un sou de bien, il ne souffrirait point qu'on mît ses concitoyens dans les fers. Quelquefois il les arrachait des mains de leurs

1 Tit. Liv. lib. VI, cap. 11. Plut. in Camillo.

créanciers, et empêchait qu'on ne les menât en prison. Par cette conduite violente et séditieuse, il se fit bientôt comme une garde et une escorte de tous ces gens dont la plupart avaient consumé leur bien dans la débauche, qui ne l'abandonnaient plus, et qui excitaient un tumulte continuel dans la place.

Il leur représentait, tantôt en public et tantôt en particulier, que les nobles, non contens de posséder seuls des terres qui devraient être partagées également entre tous les citoyens, s'étaient encore approprié l'or destiné à payer les Gaulois, et qui provenait de la contribution volontaire de tous ceux qui s'étaient enfermés dans le Capitole. Il ajoutait que ces mêmes patriciens s'étaient encore enrichis du butin trouvé dans le camp de Brennus, et dont le prix seul suffisait pour acquitter toutes les dettes du peuple.

Ce discours répété en différentes occasions, et semé adroitement par ses partisans, souleva la multitude. Toutes les autres prétentions cessèrent; un si grand objet, et l'espérance de voir toutes les dettes des particuliers acquittées, ne laissèrent point d'autres pensées que le désir de tirer ces richesses des mains des patriciens. La sédition s'augmentait de jour en jour, et son auteur la rendait encore plus formidable. Le sénat, dans ce désordre, résolut d'avoir recours au remède ordinaire, et de créer un dictateur: on se servit du prétexte d'une nouvelle guerre contre les Volsques. Mais personne n'ignorait que ce magistrat

aurait des ennemis plus redoutables à combattre dans la ville qu'au dehors: [an de Rome 368] cette dignité tomba à A. Cornelius Cossus, qui nomma Quintius Capitolinus pour général de la cavalerie.

Les Volsques furent défaits; mais la sédition angmentait tous les jours, et le dictateur fut obligé de revenir à Rome. Après avoir concerté avec le sénat la conduite qu'il devait tenir, il se rendit sur la place, accompagné du sénat et d'une foule de patriciens; il monta sur son tribunal, d'où il envoya un licteur sonimer Manlius de comparaître devant lui.

Manlius, se voyant cité devant le souverain magistrat de la république, se fit suivre sur la place par tous ses partisans, et il approcha du tribunal du dictateur avec une escorte si nombreuse qu'il pouvait donner plus de crainte à ses juges qu'il n'était capable d'en prendre de leur autorité. Le sénat et le peuple étaient séparés comme deux partis différens, près d'en venir aux mains, ayant chacun leur chef à leur tête.

Alors le dictateur ayant fait faire silence, et s'adressant à Manlius « Je sais, lui dit-il, que vous accusez les principaux du sénat d'avoir détourné l'or destiné pour les Gaulois, et le butin fait dans leur camp, et que vous avez fait espérer en même temps au peuple que ce fonds seul suffirait pour acquitter toutes ses dettes. Je vous commande de nommer tout à l'heure ceux que

Tit. Liv. lib. VI, cap. 15.

vous accusez d'avoir détourné cette partie du trésor public; sinon, pour empêcher que vous ne séduisiez plus long-temps le peuple par des mensonges et des espérances trompeuses, j'ordonne qu'on vous conduise sur-le-champ en prison comme un séditieux et un calomniateur1. >>

Manlius, surpris de la manière impérieuse et sévère dont le dictateur l'interrogeait, et sans vouloir s'engager dans les preuves d'un fait de cette importance, lui répondit qu'il lui demandait une chose qu'il savait aussi bien que lui; et il ajouta : « Mais ce qui vous fâche, vous, A. Cornelius, et ce qu'il y a dans cette assemblée de sénateurs ou de patriciens, n'est-ce pas cette foule de peuple dont je suis environné? Que ne m'enlevez-vous cette affection dont vous êtes si jaloux? ou du moins que ne tâchez-vous de la partager avec moi? Soulagez les pauvres citoyens qui gémissent sous le poids des usures dont ils sont accablés; empêchez qu'on ne les jette dans les fers; prenez la protection de ces généreux plébéiens, qui, à mon exemple, ont conservé le Capitole ; défendez ceux qui au prix de leur sang ont recouvré l'endroit même où est placé votre tribunal et le siége de votre empire; payez les uns, répondez pour les autres, et vous verrez la multitude vous suivre et Vous marquer sa reconnaissance et son attachement. »

1 Tit. Liv. lib. VI, cap. 15. Plut. in Camillo, Diod. Sic. lib. XV, cap. 35.

Le dictateur lui repartit qu'il ne prendrait pas le change, qu'il lui commandait de parler sans tant de détours, et de nommer précisément ceux qu'il accusait d'avoir profité de l'or et des dépouilles des Gaulois, ou de reconnaître devant tout le peuple qu'il n'était qu'un calomniateur. Manlius, pressé et confus, lui dit qu'il n'était pas résolu de donner cette satisfaction à ses ennemis. Sur quoi le dictateur commanda qu'on le conduisît en prison. Les licteurs ne l'eurent pas plus tôt arrêté, que Manlius, pour faire soulever le peuple, invoqua tous les dieux qui étaient révérés au Capitole et dans Rome; et se tournant du côté de la multitude: « Souffrirez-vous, généreux Romains, s'écria-t-il que votre défenseur soit traité si indignement par des ennemis jaloux de sa gloire? »

Mais, malgré ces cris, l'ordre du dictateur fut exécuté. On le conduisit en prison, et personne ne branla pour le secourir. Le grand nombre de ses partisans se contentèrent de marquer leur douleur par des habits de deuil; ce qui ne se pratiquait que dans les plus grandes calamités. Il y en eut même qui laissèrent croître leur barbe et leurs cheveux. Le dictateur se démit de sa dignité, après avoir triomphé par la victoire qu'il avait remportée sur les Volsques. Le peuple ne fit voir qu'un chagrin morne dans un jour de joie, et on l'entendit dire que le principal ornement manquait à ce superbe triomphe; et qu'il était surpris de n'y pas voir Manlius chargé de chaînes attaché

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