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au char du dictateur. Il y en avait même qui, pour émouvoir la multitude, lui représentaient que Manlius avait eu assez de courage pour défendre seul tout le peuple contre les Gaulois; mais que parmi un si grand peuple, il ne se trouvait pas un seul homme qui entreprît de défendre Manlius contre le sénat ; qu'il était honteux qu'on traitât si indignement un consulaire, et qu'il fallait rompre les fers du défenseur de la liberté publique. Le sénat, craignant que le peuple en fureur ne brisât les portes des prisons, et que Manlius délivré par des voies aussi violentes ne poussât plus loin son audace, crut assoupir cette affaire en le relâchant de sa propre autorité. Mais, au lieu d'apaiser la sédition, il donna, par une politique si timide, un chef aux séditieux, et un chef irrité par la honte de sa prison et incapable de suivre des conseils modérés.

En effet, il ne fut pas plus tôt sorti de prison, qu'au lieu de profiter de sa disgrâce il excita de nouveau le peuple à faire revivre ses anciennes prétentions. Il ne parlait dans les assemblées particulières que de la justice qu'il y avait à partager les terres publiques, et de la nécessité d'établir une juste égalité entre tous les citoyens d'une même république. « Mais vous ne viendrez jamais à bout d'une si haute entreprise, ajouta-t-il en adressant la parole à ses partisans les plus dévoués, tant que vous n'opposerez à l'orgueil et à l'avarice des patriciens que des plaintes, des murmures et de vains discours. Il est temps de vous affran

chir de leur tyrannie: il faut abattre les dictatures et les consulats. Établissez un chef qui commande aussi bien aux patriciens qu'au peuple. Si vous me jugez digne de cette place, plus vous me donnerez de pouvoir, et plus tôt vous assurerez-vous la possession des choses que vous demandez depuis si long-temps. Je ne veux d'autorité que pour vous faire tous riches et heureux. >>

On prétend que par ce discours séditieux, il avait voulu insinuer à ses créatures le dessein de rétablir la royauté en sa personne ; mais on ne sait de quelles personnes il prétendait se servir dans une entreprise aussi difficile, ni jusqu'où il poussa ce projet ambitieux : ce qui paraît de plus certain, c'est qu'il se faisait des assemblées secrètes dans sa maison du Capitole; qu'il n'y appelait ni A. Manlius ni T. Manlius ses frères, ni aucun de ses parens, et qu'on n'y voyait au contraire que des gens abîmés de dettes ou déshonorés par leurs débauches.

[An de Rome 369] Le sénat, effrayé de ces cabales, rendit un décret et un sénatus-consulte par lequel il était ordonné aux tribuns militaires qui représentaient les consuls, de veiller exactement à ce que la république ne reçût aucun dommage: formule qui ne se prononçait que dans les plus grands périls de l'état, et qui donnait à ces magistrats une autorité peu différente de celle du dictateur. On proposa ensuite différens moyens pour prévenir les mauvais desseins de Manlius : quelques sénateurs s'écrièrent que la république dans cette oc

casion aurait besoin d'un autre Servilius Ahala, qui, par un coup hardi et la mort d'un mauvais citoyen, rétablît le calme et la tranquillité.

Mais M. Menius et Q. Petillius, quoique tous deux tribuns du peuple, s'offrirent au sénat, et ouvrirent un avis plus sûr et plus convenable à la modération de cette compagnie. Ces deux magistrats, prévoyant que la perte de leurs dignités suivrait de près celle de la liberté, représentèrent que dans la disposition où étaient les esprits on ne pouvait attaquer Manlius à force ouverte sans intéresser le peuple à sa défense; que des voies de fait étaient toujours dangereuses, et pouvaient exciter une guerre civile; qu'il fallait commencer par séparer les intérêts du peuple de ceux de Manlius; qu'ils étaient près de se rendre ses accusateurs, comme d'un homme qui affectait la tyrannie; que le peuple, de protecteur de Manlius deviendrait son juge, et un juge inexorable quand il verrait qu'il s'agirait d'un attentat et d'une conspiration contre la liberté; que l'accusé était patricien, et que des tribuns seraient ses accusateurs. Le sénat embrassa ce conseil on fit assigner Manlius; et, comme il s'agissait d'un crime capital, il parut devant ses juges vêtu de deuil. Mais il se présenta seul, sans qu'aucun de ses parens voulût l'accompagner, ni s'intéresser dans sa disgrâce; tant l'amour de la liberté et la crainte d'être assujétis prévalaient dans le cœur des Romains sur toutes les liaisons du sang et de la nature.

VERTOT. T. III.

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Ses accusateurs lui reprochèrent ses discours séditieux, les changemens qu'il avait proposé de faire dans le gouvernement, ses largesses intéressées pour soulever la multitude, et la fausse accusation dont il avait offensé tout le corps du sénat. Manlius, sans entrer dans la discussion de ces différens chefs, n'y répondit que par le récit de ses services, et des témoignages qu'il en avait de ses généraux : il représenta des bracelets, des javelots, deux couronnes d'or pour être entré le premier dans une ville ennemie par la brèche; huit couronnes civiques pour avoir sauvé la vie dans des batailles à autant de citoyens, et trente dépouilles d'ennemis qu'il avait tués de sa main en combat singulier. Il se découvrit en même temps la poitrine, qu'il fit voir toute couverte des cicatrices que lui avaient laissées les blessures qu'il avait reçues dans ces combats enfin il appela Jupiter et les autres dieux à son secours; et, se tournant vers l'assemblée, il conjura le peuple de jeter les yeux sur le Capitole avant que de le condamner.

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Le peuple, attendri par un spectacle si touchant, ne pouvait se résoudre à user de toute la sévérité des lois contre un homme qui venait de sauver la république. La vue du Capitole, où il avait combattu si vaillamment contre les Gaulois, affaiblissait l'accusation et attirait la compassion de la multitude. Les tribuns s'aperçurent bien que s'ils n'éloignaient le peuple de la vue de cette forteresse le criminel y trouverait un asile contre les accusations les mieux prouvées : ainsi, de peur

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qu'il ne leur échappât, ils remirent la décision de cette affaire à un autre jour, et ils assignèrent le lieu de l'assemblée hors de la porte Flumentane : alors, comme l'objet qui l'avait sauvé ne frappait plus les yeux de ses juges, Manlius fut condamné à être précipité du haut du Capitole même; et ce lieu, qui avait été le théâtre de sa gloire, devint celui de son supplice et de son infamie. Depuis ce temps-là aucun de ses descendans ne prit le nom de Marcus: sa maison, qui avait servi à ses assemblées secrètes, fut rasée, et il fut ordonné qu'aucun patricien ne pourrait demeurer au Capitole, de peur que la situation avantageuse d'un fort qui dominait sur toute la ville ne fît naître et ne facilitât le dessein de l'assujétir.

[An de Rome 370] Le peuple, qui plaint indifféremment tous les malheureux, sans distinguer les criminels des innocens, ne fut pas long-temps sans regretter Manlius : il eut bientôt oublié son ambition; il ne se souvint que de son courage et de sa valeur, et surtout de l'attachement qu'il avait fait paraître pour ses intérêts. Ceux qui en avaient reçu des bienfaits reprochaient à la multitude que ses favoris ne duraient pas long-temps, et que le peuple les avait toujours abandonnés lâchement à la cruauté du sénat ; que ce premier ordre ne pouvait souffrir de vertus trop éclatantes; que Sp. Cassius, autre consulaire qui les appelait au partage des terres, que Melius, qui, dans une faniine, les avait assistés si généreusement, avaient été misérablement opprimés par la jalousie des grands;

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