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ce qui avait été la principale vue du dictateur. Il se démit ensuite de sa dignité, soit que, considérant son âge avancé, et peut-être se souvenant encore de son exil, il ne voulût pas se commettre de nouveau avec des furieux, ou, ce qui a paru plus vraisemblable à Tite-Live 1, qu'on l'eût averti qu'il y avait eu quelque défaut dans la manière de prendre les auspices à sa création de dictateur. On sait assez à quel point de superstition les Romains, alors aussi grossiers et aussi ignorans que courageux, avaient poussé ces observations scrupuleuses. Si l'augure dans ses oraisons préparatoires prononçait une seule parole pour une autre; si le voile dont il couvrait sa tête tombait, ou si luimême ne se levait ou ne se remettait pas sur son siége dans les circonstances ou les temps marqués, la moindre de ces formalités omise, parmi un nombre infini d'autres cérémonies, suffisait pour déclarer nulles les délibérations ou les élections qu'on avait faites en conséquence de cet acte de religion; et un homme capable de mépriser les augures était regardé comme un impie et un sacrilege. Il n'est donc pas surprenant qu'un magistrat aussi pieux que Camille n'eût pas voulu retenir plus long-temps une dignité qui lui avait été conférée contre la disposition et les préjugés de sa religion; et ce qui doit faire croire qu'il ne l'avait pas abdiquée par la crainte des tribuns du peuple, c'est que peu de temps après il l'accepta de nou

1 Tit. Liv. lib. VI, cap. 38.

veau, et dans un temps où l'affaire du consulat n'était point encore terminée. Cependant comme, dans une conjoncture si difficile, le sénat ne croyait pas pouvoir se passer d'un dictateur pour opposer son autorité aux brigues et aux cabales des tribuns, [an de Rome 385] il déféra cette grande dignité à P. Manlius, qui jusqu'alors avait paru attaché aux intérêts de son ordre et de sa compagnie. Mais l'élection que ce magistrat fit d'un plébéien, appelé C. Licinius, pour général de la cavalerie, déclara son penchant secret pour le parti du peuple, quoiqu'il tâchât de justifier une nomination si extraordinaire, et qui n'avait point encore eu d'exemple, sur la dignité de tribun militaire, que ce C. Licinius avait déjà exercée, et en quoi il faut le distinguer de C. Licinius Stolon, qui n'était que tribun du peuple. Le dictateur, pour s'excuser d'un pareil choix, alléguait je ne sais quelle alliance entre sa maison et celle de Licinius : ce qui fait voir combien la fidélité est rare dans les troubles d'un état, à cause des secrètes liaisons qui se trouvent entre des citoyens d'une même ville, quoique de différens partis. Sextius, ne craignant rien du dictateur ni du général de la cavalerie, se flattait de venir heureusement à bout de tous ses desseins: il employait son éloquence dans toutes les assemblées pour inspirer au peuple sa propre ambition. Mais la multitude, qui souhaitait passionnément le partage des terres et quelque soulagement dans ses dettes, ne montrait que de l'indifférence pour le consulat : et ce peuple généreux

respectait dans le sang des patriciens la source glorieuse de tant de généraux sous lesquels il était accoutumé de combattre et de vaincre.

Les deux tribuns, alarmés de cette froideur, feignirent de ne vouloir plus prendre de part aux affaires. Ils refusèrent même l'un et l'autre de concourir dans l'élection qui se devait faire de nouveaux tribuns pour l'année suivante. Sextius représentait dans toutes les assemblées que son collègue et lui avaient vieilli inutilement dans cette dignité; qu'il y avait neuf ans qu'ils combattaient contre le sénat pour les intérêts du peuple, 1 dont ils se voyaient à la veille d'être abandonnés ; que les plébéiens voulaient bien entrer dans le partage des terres, et qu'ils n'avaient pas moins d'empressement d'être déchargés de leurs dettes, mais que quand il s'agissait de l'honneur de leurs magistrats et de la récompense que méritaient leurs services, on ne voyait que froideur et qu'indifférence. Pour lors Sextius se montrant à découvert : « Sachez, dit-il au peuple, que nos propositions sont inséparables. Il faut vous résoudre à les passer conjointement ; et si nous n'obtenons le consulat par vos suffrages, vous n'aurez ni terres de conquête, ni diminution de vos dettes; et je vous déclare que mon collègue et moi nous renonçons à une charge qui ne produit que de l'ingratitude. »

Ce qu'il y avait de sénateurs et de patriciens dans cette assemblée ne purent assez s'étonner de

Tit. Liv. lib. VI, cap. 39.

l'effronterie avec laquelle ce tribun audacieux faisait un aveu si public de son ambition. Appius Claudius, petit-fils du décemvir, prenant la parole et l'adressant à la multitude : « Au moins, leur dit-il, ne vous est-il plus permis de douter que vos tribuns n'ont excité tant de séditions que pour leur propre intérêt. Vous voyez que ces nouveaux Tarquins vous menacent impunément que vous n'aurez point de terres, ni la république de magistrats, si on ne leur abandonne le consulat. »

Le peuple sentait bien tout l'orgueil et toute l'indignité qui se trouvaient dans cette alternative; mais l'affaire était engagée trop avant. La multitude, qui craignait de perdre ses défenseurs, s'engagea solennellement de suivre aveuglément leurs intentions. Ce ne fut qu'à cette condition que ces deux magistrats daignèrent consentir à la continuation de leur tribunat; et les plus ambitieux de tous les hommes eurent encore l'adresse de se faire un nouveau mérite de la durée de leur empire et de leur domination.

Le sénat et la noblesse furent épouvantés de l'audace de deux hommes qui avaient trouvé le secret de se perpétuer dans deux charges annuelles par leur institution, mais qu'ils allaient rendre héréditaires dans leurs familles. Les sénateurs se reprochaient leur faiblesse, et ne pouvaient envisager sans chagrin avec quelle diminution d'autorité ils laisseraient à leurs enfans cette dignité qu'ils avaient reçue de leurs pères. Tout était en mouvement dans la ville, et ses habitans à la veille

de prendre les armes les uns contre les autres, lorsqu'ils furent obligés de les tourner contre une nuée de Gaulois qui, des bords de la mer Adriatique, s'avançaient vers Rome pour venger la défaite de leurs compatriotes.

Des ennemis aussi redoutables suspendirent les divisions qui agitaient la république. Il ne fut plus question de disputer de la capacité et de la valeur entre les patriciens et les plébéiens. [An de Rome 386] Un péril commun, l'interprète le plus sûr du véritable mérite, réunit tous les voeux, et les tribuns du peuple demandèrent Camille pour dictateur avec autant d'empressement que le sénat. Ce fut pour la cinquième fois qu'il fut élevé à cette suprême dignité. La victoire sous un si grand capitaine ne fut ni difficile ni douteuse. Les Gaulois furent défaits; il en périt un grand nombre sur le champ de bataille, et le reste, dispersé par la fuite, et sans se pouvoir rallier, fut assommé par les paysans. La fin de cette guerre fut le commencement d'un nouveau trouble dans le dedans de l'état, et on vit renaître les anciennes divisions. Licinius et Sextius, ces tribuns perpétuels, résolurent d'emporter le consulat, à quelque prix que ce fût. Ils convoquèrent pour cela l'assemblée du peuple; et sans s'arrêter à haranguer à leur ordinaire, ils ordonnèrent qu'on recueillît les suffrages. Le dictateur, qui s'était rendu dans la place, suivi de tout le sénat, voulut s'y opposer; mais les tribuns, qui ne respectaient plus ni les lois ni la première dignité de la république, envoyèrent un lic

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