Imágenes de páginas
PDF
EPUB

C'était livrer entre ses mains toutes les forces de terre et de mer, et il ne lui manquait plus que le titre de roi. Manilius et les partisans de Pompée pressaient la publication de ce décret. Le peuple, toujours aveugle et toujours la dupe des grands, s'y intéressait comme s'il se fût agi de son salut : le sénat plus éclairé regardait ce décret comme l'établissement de la tyrannie. Cependant quand le jour de l'assemblée fut arrivé, et que Manilius proposa de révoquer Lucullus et de lui substituer Pompée, personne ne branla; la crainte du ressentiment d'un homme si puissant contint presque tous les sénateurs : Cicéron même, reconnu pour bon citoyen, mais d'une conduite toujours timide et incertaine, se déclara pour le parti le plus puissant, et fit en faveur du décret le discours qui nous est resté sous le titre Pro lege Manilia. Il n'y eut dans une compagnie aussi nombreuse que Hortensius et Catulus qui s'y opposèrent. Catulus reprocha au peuple, avec beaucoup de courage, l'injustice qu'il voulait faire à Lucullus; il représenta ses services, et les grandes actions qu'il avait faites dans le cours de cette guerre il disait que par une glorieuse victoire il avait délivré la ville de Cyzique d'un siège par terre et par mer; qu'il avait battu Mithridate en différentes occasions, et vaincu Tigrane, le plus puissant roi de l'Asie. Mais, s'apercevant que le peuple n'écoutait son discours qu'avec impatience,

1 Plut. in Pompeio.

1

il se tourna vers le sénat, et élevant sa voix avec un air plein d'indignation : « Sortons, leur dit-il, pères conscripts, d'une ville où l'on veut établir la tyrannie, et allons chercher quelque désert où nous puissions conserver la liberté que nous avons reçue de nos pères.

[ocr errors]

Ce discours généreux ne fit aucune impression sur des gens, ou qui avaient vendu leur foi à Pompée, ou qui redoutaient sa puissance et son ressentiment. L'intérêt public fut ainsi sacrifié, comme il arrive toujours, à l'intérêt particulier. Le décret fut confirmé par toutes les tribus, et le peuple donna à Pompée une autorité aussi étendue que celle que Sylla avait usurpée les armes à la main, et pendant sa dictature.

Pompée partit aussitôt pour l'Asie; et Lucullus, sur les nouvelles du décret, quitta son armée pour n'être pas obligé de la remettre lui-même à son ennemi. Ces deux généraux se rencontrèrent dans la Galatie. Leurs officiers et des amis communs les obligèrent de se voir : tout se passa d'abord avec une politesse réciproque; mais à la fin Lucullus, outré contre Pompée, qui lui enlevait son emploi, ne put s'empêcher de faire éclater son ressentiment. Il lui reprocha qu'il n'avait jamais recherché le commandement des armées que contre des ennemis vaincus; et que, semblable à ces lâches oiseaux qui ne se jettent que sur des charognes et

1 Vell. Paterc. lib. II, cap. 33. Plut. in Lucullo et Pompeio.

des corps morts, c'était sa coutume de survenir à la fin des guerres et de profiter des combats et des victoires des autres généraux. Que personne n'ignorait qu'il avait voulu enlever à Metellus, à Crassus et à Catulus, la gloire et la défaite des Espagnols, des gladiateurs et des séditieux qui suivaient le parti de Lepidus ; et qu'il savait, sans s'exposer à aucun péril, s'approprier les heureux succès des autres. « Et faut-il aujourd'hui, ajouta Lucullus, que je n'aie vaincu Mithridate, conquis le royaume de Pont, défait Tigrane, remporté des victoires considérables et pris Tigranocerta, Nisible, et tant de villes de l'Arménie, que pour vous préparer de nouveaux triomphes?

[ocr errors]

Pompée, irrité d'un discours si outrageant, lui reprocha de son côté qu'il avait moins conquis que ravagé l'Asie, dont il s'était approprié les richesses; qu'il ne faisait la guerre que pour piller, et comme un brigand. Qu'à la vérité il avait eu quelques avantages; mais qu'il n'avait jamais voulu achever de vaincre, et qu'il laissait toujours des ressources à l'ennemi vaincu pour se perpétuer dans le commandement, et pour pouvoir continuer un pillage odieux à ses propres soldats.

1 Ces reproches mutuels n'étaient pas sans fondement; et s'il est vrai que Lucullus avait terni l'éclat de ses victoires par cette avidité insatiable d'accumuler richesses sur richesses, cette jalousie que Pompée faisait paraître contre tous les capi

1 Vell. Paterc. lib. II, cap. 33.

taines de la république, et les ressorts qu'il faisait jouer pour les priver des emplois dans le cours même de leurs victoires, le rendaient suspect aux véritables républicains; il semblait qu'il voulût être le seul capitaine de l'état, et que les autres devinssent ennemis à proportion qu'ils acquéraient de gloire et de considération. Ces deux généraux se séparèrent ennemis déclarés; Pompée alla prendre le commandement de l'armée, et Lucullus retourna à Rome, où, malgré la cabale et les mauvais offices de Pompée, il fut honoré d'un triomphe solennel. Il trouva cette ville, la capitale du monde, dans un calme apparent ; mais cette tranquillité extérieure cachait une agitation secrète, et il se formait sourdement de nouveaux partis, qui tous, quoique par des routes différentes, ne cherchaient qu'à se supplanter les uns les autres, et à s'emparer du gouvernement.

1 Lucius Sergius Catilina, dont nous avons déjà parlé, était à la tête d'un de ces partis : il était né d'une illustre maison patricienne, et si ancienne qu'il se vantait de sortir de Sergeste, l'un des compagnons d'Énée; manie de la plupart des grands, qui à la faveur de la ressemblance des noms vont chercher dans les ruines de l'antiquité, et souvent jusque dans la fable, l'origine de leurs maisons. Catilina, élevé dans le tumulte et le désordre des guerres civiles, avait été le ministre des cruautés de Sylla, auquel il s'était attaché. La

1 Sallust. in Catilina. Plut. in Cicerone.

protection de ce dictateur, sa naissance et sou courage, l'avaient fait parvenir aux principales dignités de la république : il avait été questeur, lieutenant-général des armées, et il avait commandé depuis en Afrique en qualité de préteur; mais dans ces différens emplois il s'était également déshonoré par ses débauches et par des crimes affreux. On l'avait déjà accusé publiquement d'inceste avec une vestale, d'assassinat et de concussion, et il n'avait échappé à la rigueur des lois que par l'adresse qu'il avait eue de corrompre ses propres accusateurs, qui, à prix d'argent, s'étaient désistés de leur action. C'était un homme sans mœurs, sans probité, sans aucun respect pour les dieux, dont l'ambition était la seule divinité; mécontent du présent, toujours agité pour l'avenir, hardi, téméraire, audacieux, capable de tout entreprendre; mais peu habile, allant à la tyrannie trop à découvert, et incapable de cette profonde dissimulation qui lui eût été si nécessaire pour couvrir ses pernicieux desseins. Tel était Lucius Catilina, qui après la mort de Sylla forma le projet de s'emparer à son exemple de la souveraine puissance. Pour y parvenir, il commença à s'associer tout ce qu'il y avait alors à Rome de jeunes gens ruinés par le jeu ou perdus par la débauche du vin et des femmes.

Rome dans son origine n'avait point trouvé de garde et de défense plus sûres de la liberté publique qu'une pauvreté presque égale entre ses citoyens : la tempérance et la frugalité, qui en étaient

« AnteriorContinuar »