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les plus innocentes ceffent de l'être dès qu'elles peuvent contrifter nos freres, ou les refroidir pour nous; que la charité ne compte point fes pertes, & n'oublie jamais fes fragilités; qu'on doit être moins févére à condamner ce qu'on s'eft autrefois permis; que lé mal ne doit jamais être l'objet de nos regrets; que la vieilleffe n'en doit point avoir d'autre que celui d'avoir abufé de la jeuneffe; qu'il est juste qu'elle fupporte fes maux comme la peine de fes plaifirs ou de fes imprudences, & qu'elle épargne les défagrémens de fa mauvaise humeur à ceux qui n'en font point coupables.

IX. LEÇON.

Toutes les déférences font dues à la vertu folide, & la fauffe vertu feule les exige. Ses plaintes, qui la convainquent de fa faufleté, la convainquent en même-tems de leur injuftice. Souvent la véritable ne doit attribuer qu'à fes imperfections le peu de refpect qu'on a pour elle. Sa confolation, c'eft de penfer qu'il lui feroit plus funefte d'être plus refpectée. Le mérite négligé fe dégrade, s'il a de Pimpatience.

J

'Ai déja plufieurs fois infinué que s'il eft quelque avantage qui mérite en nous d'égards, c'eft celui de la vertu. Ce n'est qu'à ce titre que le fentiment de l'excellence de notre nature nous porte à nous respecter mutuellement.

Des êtres intelligens & nés avec les idées

du bien & du mal, conçoivent de plus que le bien donne du mérite à celui qui le pratique, & qu'alors l'eftime, la louange, la vénération, les déférences, font des tributs qu'on ne peut lui refufer. Mais celui qui va droit au bien, n'y réfléchit prefque point: il fe dit feulement à lui-même, qu'il ne fait que ce qu'il doit, & toujours beaucoup au-deffous d'une certaine perfection dont il fe croit comptable; il eft humble avec connoiffance: jamais il n'a fur le dégré de fa vertu que des pensées modeftes, & cette modeftie lui ferme les yeux aux hommages qui lui font dûs.

En mérite-t'il en effet? C'eft un doute toujours fondé pour ceux qui font attentifs à s'obferver de près: ils ne comptent avec fécurité ni fur le témoignage de leurs œuvres, ni fur celui de leur confcience. Mille fecrets intérêts d'amour-propre peuvent fe mêler aux motifs de devoir dont nous nous croyons uniquement animés. Mille fortes d'illufions peuvent concourir à nous déguifer nos difpofitions dominantes, & nous tranquilifer fur les plus injuftes.

Nous avons d'ailleurs des imperfections que nous ne faurions nous diffimuler. Nous ignorons de quelles foibleffes encore nous fommes capables. On rifque tout quand on fe laiffe éblouir par quelques preuves légéres de fidélité, par quelques années de réfiftance à fes panchans, par la plus longue perfévérance dans l'amour de fes devoirs. Perfonne ne fe connoit avec affurance, tant qu'il n'a point paffé par toutes fortes d'épreuves. Malgré fes plus fortes réfolutions, l'homme eft toujours fragile, toujours capable de fuccomber à la

premiére tentation. Toutes ces différentes penfées balancent la complaifance dans un cœur qui craint de fe méconnoître. Peu fenfible aux attentions qui pourroient lui donner de lui-même quelque préfomption de fupériorité fur les autres, il fe trouve mieux de penfer que rien n'eft au-deffous de lui; qu'on ne lui doit rien; qu'on ne l'offenfe point. Il n'a prefque pas le mérite de la patience en ce qui paroit n'offenfer que fa vertu.

Ce feroit donc déja la preuve d'une fauffe vertu, d'être vaine & fans ceffe attentive aux refpects qu'elle fe croiroit dûs. Mais l'homme eft toujours fi vain, qu'il exige des refpects pour une vertu dont il n'a fouvent que les apparences. Il n'eft point d'idée fujette à tant d'illufions, que celle que nous nous faifons de notre régularité: quelquefois ce n'eft qu'une régularité de comparaifon. Nous nous mettons en parallèle avec ceux qui font l'imperfection même, & nous nous croyons parfaits. Notre réflexion la plus ordinaire fur les défauts que nous découvrons hors de nous; c'est une réflexion de complaifance. Nous nous difons avec le Pharifien, que nous ne fommes pas comme le reste des hommes, ou du moins tels que ceux à qui nous voyons faire des fautes. Il femble que leurs foibleffes nous donnent des forces, & que nous ayons autant de bonnes qualités que nous leur en trouvons de mauvaises.

Trop fouvent on fait confifter fa piété dans une exactitude fcrupuleuse à de petites obfervances, à des pratiques d'auffi peu de valeur qu'elles font arbitraires, tandis qu'on néglige les devoirs de la juftice & de la charité. On

fe pare de certaines mortifications extérieures, qui ne vont point à la réforme du cœur, & qui n'empêchent point qu'on ne fuive fes inclinations. On a le vifage exténué par les abftinences & le cœur enflé de vanitě. Sous les dehors d'une réforme spécieufe, on nourrit des antipaties fecrétes, des jaloufies, des envies, des froideurs, des mépris ou de l'indifférence pour ceux qu'on eft obligé d'aimer. On eft fans compaffion pour les foibles & pour les malheureux. On eft comme concentré dans foi-même au milieu d'un nombre d'exercices qui coutent peu à la nature, qui font du gout de l'amour-propre & du choix de l'humeur. On croit aimer fes obligations, tandis qu'on ne vit que de caprice.

Il arrive pis encore: la vanité fe mêle à la piété même véritable; l'orgueil s'accroit du débris des autres vices. Les juftes fe préférent aux pénitens, & les pénitens aux juftes. Ceuxci comptent les années de leurs fervices & leur fidélité conftante; ceux-là font valoir la ferveur de leur pénitence & la grandeur de leurs fatisfactions. Les uns & les autres difputent d'un mérite qui n'eft peut-être des deux côtés ni fi réel, ni fi folide qu'ils le penfent; & par une méprife commune ils fe font un droit de ne pas fouffrir de ce qui leur en fait un devoir; car c'est l'obligation de la véritable vertu d'être patiente, & la patience même eft une preuve de fa vérité.

Quelle bizarre idée de devenir plus impatient parce qu'on fe croit plus faint! Les apparences font pour vous; on ne vous les contefte point. Vous êtes au dehors exempt de défauts; votre exactitude eft un modéle. Mais

prenez-y garde, tant de régularité vous prévient trop en votre faveur & trop contre les autres. C'est ce qui vous fait trouver tant de peine à vivre avec eux. Vous les estimez plus mauvais qu'ils ne font, parce que vous vous croyez meilleur. Toutes leurs fautes vous paroiffent importantes. Vous regardez toutes leurs foibleffes comme incurables; le moindre de leurs défauts vous applique. Vous les obfervez en tout, & la plus légére omiffion mérite votre cenfure, la plus petite négligence eft relevée. Songez-vous bien que par-là vous vous rendez plus infupportable qu'eux? Qui pourra foutenir un caractére fi ennemi des autres hommes, fi plein de fon mérite, fi délicat dans le commerce, fi clairvoyant dans les défauts de ceux qui l'approchent, fi prompt à les condamner? un caractére que tout bleffe, que tout indifpofe & qui fouffre d'un rien?

Qui que vous foyez, défiez-vous d'un cœur qui vous donne une fenfibilité fi délicate & fi fiére. Ne comptez point fi fort fur quelques fentimens trompeurs que vous avez pour Dieu, fur des ferveurs d'amour-propre, fur un zéle de tempérament, fur des pensées imaginaires d'un héroïfme, qui vous feroit tout entreprendre & tout fouffrir pour la juftice. Votre patience feule & votre charité peuvent vous en répondre. Si quelqu'un dit, j'aime Dieu, tandis qu'il hait fon frere, c'eft un menteur. Une, difpofition fi contraire à la tolérance, vient moins de zéle que d'orgueil : une vertu fincére n'a point cette froideur & cette févérité. C'est la vanité qui vous cache vos défauts fecrets, & qui vous exagére ceux des autres : vous

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