Imágenes de páginas
PDF
EPUB

on doit convenir que la Fable étant en poffeffion de prêter la parole & même la raison aux animaux, & de les mettre en quelque forte de niveau avec l'Homme, dont ils deviennent les Précepteurs, elle peut bien avec autant de vraisemblance leur donner une batterie de cuifine, & les fuppofer fociables & capables de fentimens; pourvû qu'elle leur conferve leur caractere.

Enfin un usage suivi de tous les Fabulistes, c'est de donner les actions des animaux, toujours neceffaires, pour l'image des nôtres qui font libres. Ainfi l'action de l'Ecreviffe qui marche à reculons fignifie le mauvais exemple qu'une Mere donne à fa Fille. Il faut fe contenter de la reffemblance, qui frappe les yeux, fans approfondir l'action trop fcrupuleufement. En general, il eft peu de fables dont l'image foit jufte & naturelle dans la derniere exactitude. On doit avoir quelque indulgence: autrement il faudroit raïer du nombre des Fables celles qui nous plaifent le plus.

J'ai dit, que les animaux font les personnages ordinaires de la Fable; & l'on voit d'abord pourquoi ils meritent la préference. La plûpart font organisez: ils ont des paffions comme nous; & leurs actions étant une peinture naïve des nôtres, il femble qu'il ne leur manque que la parole. La fiction qui la leur prête eft donc la plus naturelle de toutes. Cela n'empêche pas qu'on ne mette quelquefois fur la fcêne les Arbres, les Plantes, même les chofes inanimées. Un Fabuliste a la liberté de chaifir dans la Nature les Êtres qui font les plus propres à faire fon tableau. Mais afin que les Fables foient utiles à tout le monde, furtout aux enfans, les allegories doivent être prifes d'objets phyfiques &

palpables. Le but de l'Apologue eft de rendre fenfibles les maximes de morale: il ne faut donc pas cacher ces veritez abftraites fous un voile metaphyfique. C'eft connoître peu le genie de la Poëfie en general, qui aime les images fenfibles, & pécher en même tems contre les regles de la Fable, qui doit être à la portée des moins intelligens. Par la même raison on doit préferer les objets les plus connus; parce que l'image en étant plus familiere, elle aide à l'efprit à concevoir les veritez cachées fous l'allegorie. C'est auffi pour le même fujet qu'on met fouvent des eftampes audevant des Fables. Les diverfes fenfations fe prêtent un fecours mutuel; & ce qui frappe tout à la fois les yeux & les oreilles, s'imprime plus aifément & plus profondément dans la memoire que ce qui n'y entre que par un feul de ces fens. Les Hommes & les Dieux du Paganisme, qui leur reffemblent, joüent auffi leur rôle dans la Fable. C'est un ancien ufage de les y introduire : je croi pourtant qu'on feroit mieux de s'en fervir rarement. Si la fiction paroît outrée de faire parler les Arbres & les Êtres inanimez, on peut dire au contraire qu'il y en a trop peu dans ces Apologues, où l'on ne fait parler que des Hommes. Ce font plûtôt des paraboles ou des comparaifons, que des Fables.

Ce n'eft pas affez de voiler un précepte utile ou une verité intereffante fous une allegorie jufte & naturelle, & de bien choifir fes Acteurs: il faut encore donner à ce Poëme fon vrai caractere, & le ftile qui lui eft propre. Il eft facile de juger des qualitez que ce ftile doit avoir par les Interlocuteurs dont la Fable fe fert. Il doit fans doute être fimple & naïf, mais d'une naïveté élegante, affez difficile à attraper. Au refte ce ftile fimple & naïf a tant d'at

traits que les Fables les moins regulieres plaisent chez notre grand Fabulifte; & par la raison contraire, on en trouve dans d'autres Auteurs, dont l'image s'unit très-bien avec la moralité, & qui cependant n'ont pas été fi bien reçûës; parce que leur ftile n'a point ces qualitez effentielles. On a beau crier: Je fuis inventeur : mon efprit occupé de la recherche des fujets avoit plus d'une affaire : Je fçai toutes les fineffes de l'Art: j'en donne des regles aux autres ; & felon ces regles mes Apologues font les plus parfaits qui aïent paru : le Public rit de ces raifons, & ne veut rien rabatre de l'élegance, ni des graces que doit avoir le ftile. La naïveté, qui est l'expression naturelle du fentiment, a plus d'attraits que la regularité d'un Ouvrage. Le cœur féduit d'ordinaire l'efprit, & l'entraîne vers ce qui le charme. On ne peut donc pour le ftile fe propofer un modele plus parfait que La Fontaine.

Après Pierre Corneille, Racine a fait des Tragedies qui difputent le prix à celles de fon devancier, quoiqu'elles ne leur reffemblent point. Le ftile doux & tendre du dernier & le fublime de l'autre, ont eu un fuccès pareil. Comme la tendreffe & la valeur malheureuses excitent également la pitié & la terreur, fin que fe propofe la Tragedie, de là naît ce caractere & ce ftile differens dans les Pieces dramatiques de ces deux illuftres Poëtes, dont l'un s'eft particulierement appliqué à peindre la grandeur de courage, l'autre à exprimer les tendres fentimens. Tous deux ont atteint le but de leur Art par des routes diverfes. A l'égard de l'Apologue fon caractere étant unique, fon ftile l'eft auffi. Il n'eft point deux manieres de bien faire parler les animaux. La douceur, la naïveté & la noble fim

plicité font effentielles à ce Poëme. Efope, Phédre, La Fontaine, voilà nos Maîtres. Les Fabuliftes, qui ont voulu montrer plus d'efprit qu'eux, fe font égarez. Ils ont changé les vrais ornemens en de faux brillans. Leur rafinement, leurs mots nouveaux, & leurs phrafes extraordinaires les ont rendus inintelligibles & ridicules. Prenons donc pour guides ces grands Maîtres. S'il faut du neuf, c'eft dans les fujets & dans les images, non dans l'expreffion & dans le caractere. Quand Horace * fe raille des imitateurs, il ne parle que des imitateurs ignorans, qui copient les défauts des autres, au lieu d'imiter leurs graces. Marcher fur les pas de Phédre & de La Fontaine, c'eft moins les copier, qu'imiter la Nature, & fuivre le bon goût & la raison. La Fontaine luimême n'a fi bien réüffi que parce qu'il a fuivi les bons modeles. Sage imitateur des Anciens, il a joint à la fimplicité & à la naïveté d'Efope la délicateffe & l'élegance de Phédre. C'eft cette naïveté & cette délicateffe de pensées & d'expreffion qu'on peut appeller l'ame du ftile de la Fable. Ceux qui ne voyent point ces beautez dans ces anciens Auteurs, & qui n'y font pas fenfibles, ne peuvent jamais réüffir en ce genre d'écrire, dont même ils ne connoiffent pas le caractere.

C'est le fentiment vif & délicat des qualitez effentielles & particulieres à chaque efpece de Poëfie qui fait prendre au Poëte le veritable ton, & faifir d'abord le caractere du ftile dans lequel il veut écrire. L'imagination & le raisonnement ne fuffifent pas. C'eft le fentiment qui anime l'expreffion; & qui lui donne des graces. Lui feul enfin peut revêtir de couleurs naturelles les images que le Poëte * Lib. 1. Epift. 19. 31

doit mettre continuellement fous les yeux du Le. &teur.

[ocr errors]

La Fontaine ne s'eft pas contenté de copier les graces des Anciens : il s'eft rendu maître des fujets: il les a ornez de traits enjoüez & de réflexions naïves. Ce badinage élégant caufe tant de plaifir que bien des gens s'imaginent qu'il eft effentiel au ftile de la Fable, d'être enjoüé. Ils ne s'apperçoivent pas que c'est condamner Esope & Phédre, qui ont fervi de modele à notre Fabulifte, chez qui même on trouve des fables tout-à-fait férieuses, & cependant fort belles, parce qu'elles font naïves & délicates. On doit donc convenir que ces deux dernieres qualitez font les feules effentielles à ce ftile, & que l'enjouement n'eft qu'acceffoire & une broderie, pour ainfi dire, dont on peut orner les sujets qui en font fufceptibles. C'eft en ce point que la Fontaine me paroît inimitable. Il badine avec tant d'élégance qu'il eft dangereux de le fuivre. Je n'ai pas laiffé de le tenter quelquefois : mais j'aurai fait fans doute de vains efforts, fi mon aftre en naiffant ne m'en a donné le génie. Il faut avoir du moins quelque chofe du caractere de l'Auteur qu'on fe propose pour modele: fans cela on reffemble à l'Ane de la Fable, qui veut imiter le petit Chien: au lieu de copier le naïf & l'enjoué, on tombe dans le bas & le ridicule. Pour ce qui concerne l'étendue de ce Poëme, elle n'est pas bien déterminée. On dit communément que la Fable doit être courte : mais il ne faut pas prendre cette maxime à la lettre; & cela mérite quel que explication. On ne mefure pas les Fables au cordeau. Il y a des fujets plus étendus les uns que les autres. La fable de l'Alouette & fes petits avec le Maître du champ n'est pas moins belle que celle de

« AnteriorContinuar »