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I les Hiftoriens qui ont paru avant nous avoient omis de faire l'éloge de l'Hiftoire, il feroit peutêtre néceffaire de commencer par là, pour exciter tous les hommes à s'y appliquer. Car quoi de plus propre à notre inftruction que la connoiffance des chofes paffées ? Mais comme la plupart d'entr'eux ont eu foin de nous dire & de nous répéter presque à chaque page, que pour apprendre à gouverner il n'y

A

a pas de meilleure école, & que rien ne nous fortifie plus efficacement contre les viciffitudes de la fortune, que le fouvenir des malheurs où les autres font tombez ; on me blâmeroit de revenir fur une matiere que tant d'autres ont fi bien traitée. Cela me conviendroit d'autant moins, que la nouveauté des faits que je me propofe de raconter fera plus que fuffifante pour attirer tous les hommes, fans diftinction, à la lecture de mon Ouvrage. Il n'y en aura point de fi ftupide & de fi groffier, qui ne foit bien aife de fçavoir par quels moiens & par quelle forte de gouvernement il s'eft pù faire que les Romains en moins de cinquante-trois ans (a) foient devenus maîtres de prefque toute la terre. Cet événement eft fans exemple. D'un autre côté quelle paffion fi forte pour les fpectacles, ou pour quelque forte de fcience que ce foit, qui ne céde à celle de s'inftruire de chofes fi curieufes & fi intéreffantes ?

Pour faire voir combien mon projet eft grand & nouveau, jugeons de la République Romaine par les Etats les plus célébres qui l'ont précédée, dont les Hiftoires font venues jufqu'à nous,

(a) Les Romains en moins de cinquantetrois ans. ] Eft-ce une chose bien furprenante qu'une République déja puiffante par la conquête de l'Italie ait étendu les limites de fon Empire dans un efpace auffi long que celui de cinquante-trois ans ? Les Modernes qui reglent leur admiration & leurs éloges à l'égard des Anciens fur le plus ou le moins de fiécles d'antiquité, conviennent fur ce point avec notre Auteur, & prennent comme une vérité ce qui n'eft dans le fond qu'une flaterie. Si Polybe eût laiffé là les Romains & eût remonté quelques fiécles plus haut, fi les Modernes euffent defcendu plus bas, ils euffent trouvé beaucoup de rabais & rendu à chacun la gloire qui lui appartient. Je voudrois bien demander au premier ce qu'il penfoit d'un Séfoftris, d'un Cirus, d'un Alexandre le Grand ? Ces trois grands hommes n'ont-ils pas pouffé plus loin leurs conquêtes en beaucoup moins de tems? Laiffons les Séfoftris, les Cirus, les Alexandres , que mon Auteur écarte en faveur des Romains, eft-ce que depuis eux le monde auroit fi fort dégénéré en Conquerants ? Rien n'a-t'il paru qui en approche ? N'en connoiffons-nous pas, qui venus plufieurs fiécles après, ne font pas moins dignes de notre admiration pour être plus proches de nous ? Un Tamerlan ou Timur-bec,

un Genghifcan valent bien les Romains, va lent bien un Alexandre. Celui-ci étoit Roi, & les autres de petits Souverains, & même quelque chofe de moins. Il eft pourtant vrai qu'ils ont porté plus loin leurs conquêtes que n'ont fait les Grecs & les Romains. L'empire de Timur a eu d'auffi foibles commencemens que celui de Rome, celui-ci n'eft monté à fa paiffence que très-lentement, & peu à peu, & l'autre prefque tout d'un coup comme celui des Macédoniens. Timur-bec & Genghifcan ont conquis plus de païs qu'Alexandre le Grand, & donné un plus grand nombre de batailles très-fanglantes contre des peuples très-braves & très-aguerris; c'eft ce qu'Alexandre & les Romains n'ont pas rencontré en Afie. Ils ont plus fait en dix ans que les Romains en cinquante-trois. Ceux-ci ont plus perdu de batailles qu'ils n'en ont gagné. Ils ont étendu leur empire par la vertu de plufieurs grands hommes, au lieu que les autres Conquérants n'ont eu befoin que de la leur pour faire de fi grandes chofes. La décadence de Carthage fit la grandeur de Rome, elle n'eut plus qu'un pas à faire pour s'étendre fur une partie de l'Europe & de l'Afie. Si elle alla fi loin, ce fut plutôt un effet de fa puiffance & de la défunion des Grecs, que de fa valeur.

& qui font dignes de lui être comparez. Les Perfes fe font vû pendant quelque tems un Empire affez étendu ; mais ils n'ont jamais entrepris d'en reculer les bornes au-delà de l'Afie, qu'ils n'aient couru risque d'en être dépouillez. Les Lacédémoniens eurent de longues guerres à foutenir pour avoir, fur la Gréce, l'autorité fouveraine ; mais à peine en furent-ils paifibles poffeffeurs pendant douze ans. Le Roiaume des Macédoniens ne s'étendoit que depuis les lieux voifins de la mer Adriatique jufqu'au Danube, c'est-à-dire, fur une très-petite partie de l'Europe; & quoiqu'après avoir détruit l'Empire des Perfes, ils aient réduit l'Afie fous leur obéiffance: cependant, malgré la réputation où ils étoient d'être le plus puiffant & le plus riche peuple du monde, une grande partie de la terre eft échapée à leurs conquêtes. Jamais ils ne firent de projet ni fur la Sardaigne, ni fur la Sicile, ni fur l'Afrique. Ces nations belliqueufes qui font au couchant de l'Europe leur étoient inconnues. Mais les Romains ne se bornérent pas à quelques parties du monde, prefque toute la terre fut foumife à leur domination; (a) & leur

(a) Prefque toute la terre fut foumise à leur domination. ] Cette expreffion malgré fon correctif, me femble un peu forte, & fort éloignée de la vérité. Il s'en falloit bien que les Romains n'euffent couru un fi grand efpace. Les bornes de leur Empire ne s'étendoient pas au-delà du mont Taurus, du tems de Polybe, ils ne poflédoient de l'Afrique que le pais de la domination des Carthaginois, & les provinces de l'Ef pagne les plus proches de la mer Méditertanée & des Colonnes d'Hercule. L'Egypte ne leur étoit pas foumife. A l'égard des Gaules, elles leur étoient inconnues, à la réserve de la partie méridionale de la Provence. Quelque tems après que notre Auteur eut donné fon Hiftoire de la Ligurie, dont ils étoient les maîtres, ils pafférent dans la Provence, & de là dans le Languedoc, où ils établirent quelques colonies pour s'affûrer le chemin jufqu'en Efpagne. Ils appellérent cette nouvelle Province, leur Province, Provincia noftra, dont Narbonne qui lui donna son nom dans la fuite, fut la Capitale, & dont le Rouffillon faifoit partie. Tous les autres peuples à l'Occident, & au Nord de cesProvinces réridionales, n'ont été connus que longiems après Polybe, fi ce n'eft les Aires maritimes, & quelque peu de la lifiére des Alpes Cotiennes.

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Denis d'Halicarnaffe, qui écrivoit dans un tems qui n'étoit pas éxemt de flaterie, pouffe plus loin l'hyperbole : car il dit que Rome étoit maîtreffe de toute la terre, & qu'elle n'avoit point d'autres bornes que l'Orient & l'Occident. Je lui passe l'Occident, quoiqu'il reftât encore quelques peuples de l'Espagne vers les côtes de l'Océan qui n'étoient pas encore foumis aux Romains, & l'Angleterre qui n'étoit pas entiérement domptée. L'Elbe & le Danube fervoient de bornes du côté du Nord, & l'Euphrate à l'Orient. Ce font les frontiéres de l'Empire Romain du tems que Denis d'Halicarnaffe donne fon Hiftoire des Antiquitez Romaines. On peut voir par ce que je viens de dire, qu'il s'en falloit bien qu'ils ne dominaffent fur toute la terre. Mais d'où vient que nous élevons fi haur la grandeur Romaine & la vafte éten due de leur domination, comme s'il n'y avoit rien eu au-delà de leur gloire & de leur puiffance, lorfque fans remonter fr haut & en defcendant plufieurs fiécles plus bas, on trouve l'Empire des Sarrafins ? A-t-on jamais lú une fuite fi longue & fi fuivie de victoires & de conquêtes? Ils les poufférent fi loin, qu'à peine celles des Romains comprennent une partie de leur Empire.

puiffance eft venue à un point que nous admirons aujourd'hui, & au-delà duquel il ne paroît pas qu'aucun peuple puiffe jamais aller. C'est ce que l'on verra clairement par le récit que j'entreprens de faire, & qui mettra en évidence les avantages que les curieux peuvent tirer d'une éxacte & fidéle Histoire.

Celle-ci commencera, par rapport au tems, à la cent quarantiéme Olympiade. (a) Par rapport aux faits, nous la commencerons chez les Grecs par la guerre que Philippe fils de Démétrius & pére de Perfée fit avec les Achéens aux peuples de l'Etolie, & que l'on appelle la guerre Sociale: chez les Afiatiques, par celle qu'Antiochus & Ptolomée Philopator fe déclarérent pour la Coelofyrie : dans l'Italie & l'Afrique, par celle des Romains contre les Carthaginois, & que d'ordinaire on appelle la guerre d'Annibal. Tous ces événemens font la fuite de l'Hiftoire d'Aratus le Sicyonien. Avant cela les chofes qui fe paffoient dans le monde n'avoient entr'elles nulle liaifon; chacun avoit fes raisons pour entreprendre & pour éxécuter, qui lui étoient particuliéres. Chaque action étoit propre au lieu où elle s'étoit paffée. Mais depuis tous les faits fe font réunis comme en un feul corps, les affaires de l'Italie & de l'Afrique n'ont formé qu'un tout avec celles de l'Afie & de la Gréce, toutes fe font rapportées à une seule fin ; & c'est pour cela que nous

avons fixé à ces tems-là le commencement de cette Hiftoire. Car ce ne fut qu'après s'être foumis les Carthaginois par la guerre dont nous parlions tout à l'heure, que les Romains, croiant s'être ouvert un chemin fûr à la conquête de l'Univers, oférent porter leurs vûes plus loin, & faire paffer leurs armées dans la Gréce & dans le reste de l'Afie.

Si les Etats, qui fe difputoient entr'eux l'Empire fouverain, nous étoient bien connus, peut-être ne seroit-il peut-être ne feroit-il pas néceffaire de commencer par montrer quel étoit leur projet & quelles

(a) Celle-ci commencera, par rapport au tems, à la cent quarantiéme Olympiade. I Iphitus Roi d'Elide, & Licurgue Roi de Lacédémone, rétablirent les Jeux Olympiques inftituez par Hercule à l'honneur de Jupiter. Ces Jeux ne fe célébroient que dans certaines occafions; ces deux Rois établirent la coutume de les célébrer tous les quatre ans près de la ville d'Olympie; c'eft ce qui donna le nom d'Olympiade aux quatre années révolues. Je tire tout ceci de Tourreil, qui dit que cet inter

valle preferit & fixé par la Religion parut le plus commode pour diftinguer les tems.

Le premier qui s'en fervit fut Timée fous Ptolomée Philadelphe. Jufques-là on marquoit d'ordinaire les événemens par les années des Archontes d'Athénes & des Rois de Lacédémone. Eratofthéne, fous Prolomée Evergétes, imita Timée : mais de tous les Hiftoriens Grecs, qui comptent de la forte & qui nous reftent, le plus ancien c'eft Polybe.

forces ils avoient lorfqu'ils s'engagérent dans une fi grande entreprise. Mais parce que la plupart des Grecs ne fçavent quelle étoit la forme du gouvernement des Romains & des Carthaginois, ni ce qui s'eft paffé parmi ces peuples, nous avons cru qu'il étoit à propos de mettre fur ce fujet deux Livres à la tête de notre hiftoire; afin qu'il n'y ait perfonne en la lifant qui foit en peine de fçavoir par quelle politique, quelle force & quels. fecours, les Romains ont formé des projets qui les ont rendus maîtres de la terre & de la mer. Après la lecture de ce que nous. dirons par avance dans ces deux Livres, on verra que ce n'eft pas fans raifon qu'ils ont conçu le deffein de rendre leur empire univerfel, & que pour éxécuter ce projet, ils ne pouvoient prendre des mefures plus juftes. Car ce qui diftingue mon Ouvrage de tout autre, c'est le rapport qu'il aura avec cet événement qui fait l'admiration de nos jours. Comme la fortune a fait pancher prefque toutes les affaires du monde d'un feul côté, & femble ne s'être propofé qu'un feul but: ainfi je ramafferai aux Lecteurs fous un feul point de vue les moiens dont elle s'est fervie pour l'éxécution de ce deffein..

C'eft là le principal motif qui m'a porté à écrire. Un autre a été, que je ne voiois perfonne de nos jours qui eût entrepris une hiftoire univerfelle.. Cela m'auroit épargné bien des foins & bien de la peine. Il y a des Auteurs qui ont décrit quelques guerres particuliéres, on en voit qui ont ramaffé quelques évémens arrivez en même-tems: mais il n'y a perfonne, au moins que je fçache, qui affemblant tous les faits & les rangeant par ordre, fe foit donné la peine de nous en faire voir le commen cement, les motifs, la fin. Il m'a paru qu'il ne falloit pas laiffer dans l'oubli le plus beau & le plus utile ouvrage de la fortu ne. Quoique tous les jours elle invente quelque chofe de nouveau, & qu'elle ne ceffe d'éxercer fon pouvoir fur la vie des hommes, elle n'a jamais rien fait qui approche de ce que nous : voions aujourd'hui. Or c'eft ce que l'on n'apprend pas dans les Hiftoriens particuliers. On feroit ridicule fi après avoir parcouru les villes les plus célébres l'une après l'autre, ou les avoir vûes peintes féparément, on s'imaginoit pour cela connoître la forme de tout l'Univers & en comprendre la fituation & l'arrangement. Il en eft de ceux qui pour fçavoir une histoire particuliére fe croient fuffifamment inftruits de tout, comme de ceux qui après avoir examiné les membres épars d'un beau corps, le mettroient en tête qu'il ne leur refte plus rien à

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