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Pextrémité à l'arrivée des Romains. Ceux-ci l'augmentérent, & cette cette extrémité tourna tout en bien. Dans un Général moins réfolu que Claudius elle eût tourné tout en mal, il tira fon falut de cette extrémité; il ne vit point d'autre parti à prendre que de rifquer le tout pour le tout c'étoit agir en habile homme contre un ennemi, qui fit affez connoî-. tre par la difpofition de fes poftes qu'il ne l'étoit pas trop. En effet il s'étoit partagé en deux corps ou en deux camps féparez; il eft aifé de comprendre qu'ils étoient fort éloignez l'un de l'autre. Le Général Romain remarqua parfaitement cette faute. Il vit qu'il pouvoit entreprendre fur le camp de Hiéron, & le battre avant que les Carthaginois penfaffent à le fecourir. Il engage cette affaire très-promptement, de peur que l'ennemi ne fe ravife, il marche aux Syracufains qui fortent de leurs retranchemens, l'action s'engage, les Romains font victorieux & l'ennemi fe fauve dans fon camp comme dans un lieu d'afile. Les Carthaginois voient toute cette affaire en fpe&tateurs paifibles & fans branler. Je ferois fort embaraffé d'en donner la raison. Seroit-ce par un trop grand excez de prudence de leur Général ? car cette vertu portée à l'excez eft un très-grand vice dans un chef d'armée, pour ne pas dire une lâcheté; peut-être qu'il craignit qu'on n'en voulût à lui-même & que la démarche du Romain ne fût qu'un artifice pour faire diverfion des forces de l'un & tomber fur l'autre. Hiéron, tout habile chef qu'il étoit, n'eût jamais dû fortir de fes retranchemens, lorfqu'il s'apperçut que toutes les forces des Romains & fans doute celles de la ville, lui alloient tomber fur le corps; il pouvoit

foutenir longtems, & les Cartha ginois euffent eu le loifir de le fecourir & de tomber fur les derrières des Romains. Ceux-ci eurent d'autant meilleur marché des premiers, que l'action fe paffa en rafe campa gne, & que les uns étoient animez par la gloire & les autres par la néceffité qui eft la plus forte de toutes les armes. Les Syracufains battus fe retirérent dans leur retirérent dans leur camp, où Claudius ne jugea pas à propos de les attaquer. J'en ignore les raifons. Où en étoit-il, fi Hiéron eût regardé cette défaite comme un non avenu, & qu'il fût refté dans fon camp clos & couvert & fans quitter partie ? Claudius s'en fût-il bien trouvé ? N'étoit-ce pas à recommencer? Heureusement il abandonna fon camp & tira droit à Syracuse nuitamment & à la fourdine, fans que fes alliez en cuffent la moindre nouvelle. Quoi qu'il en foit, Hiéron fit fa retraite ent homme fage & prudent, bien moins par faute de courage, que par indignation contre des gens dont il avoit embraffé la caufe, & defquels il fe voioit abandonné. Il leur rendit bien le change.

Sans doute qu'il ne fut pas fâché de cette difgrace & que les Carthaginois échouaffent dans cette entreprife, où il n'y avoit rien à gagner ni à profiter pour fon païs; il étoit trop habile pour ne voir pas qu'il avoit plus à craindre de ceux-ci que des Romains, qui étoient bien plus honnêtes gens. La politique vouloit qu'il leur cédât pour diminuer la puiffance des autres. Il voioit bien que fi les Carthaginois fe rendoient maîtres de Meffine, ils ne manqueroient pas de lui chercher tôt ou tard chicane & de le chaffer de Syra→ cufe.

C'étoit aux Carthaginois de penfer à ce qu'ils avoient à faire après

cet échec & la retraite des Syracufains. Ils cuffent mieux fait & plus prudemment de fe retirer, de peur de les imiter par leur défaite. Ce premier parti étoit le meilleur. Ils choifirent le pire. Comme ils étoient vains & qu'ils ne connoiffoient pas affez les Romains, ils s'imaginérent qu'il leur feroit honteux d'abandonner leur pofte, comme s'il ne l'étoit pas plus de s'expofer à un danger évident contre un ennemi victorieux & haut à la main. Ils voulurent tenter la fortune, & la fortune leur tourna le dos.

Claudius, qui les vit immobiles dans leur camp, n'eut garde de ne pas profiter de cette bevûe. Il entreprend fur leur pofte, le force fans peine & les met en fuite. Voilà le commencement de la premiére guerre Punique & la premiére époque de la grandeur Romaine.

La faute capitale des Carthaginois eft d'avoir négligé de bloquer Meffine du côté de la mer, & de faire avancer leur armée de ce côté-là. Ils ignorérent même les préparatifs des Romains, quoiqu'ils le fiffent à deux pas d'eux. Ils ne pouvoient s'imaginer qu'ils ofaffent paffer le détroit, & qu'ils euffent des vaiffeaux en affez grand nombre pour cette entreprise & affez d'expérience ofer combattre fur mer, quand même ils auroient eu des vaiffeaux. Sur ce fondement ils s'éloignent de la ville avec leur armée navale, comme pour avertir les Romains de faifir l'occafion de fecourir leurs alliez; Claudius n'eut garde de ne pas profiter de cet avis; il paffe le détroit à la faveur du tems & des ténébres & cingle droit au port, où il

pour

entre.

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Toutes les fois que je réfléchis fur la conduite & fur les allures de Hiéron, fur fon efprit, fur fa prudence,

auffibien que fur fes actions, je ne puis m'empêcher de revenir à ce que j'ai déja dit, qu'il ne fut pas fâché du bonheur des Romains. Cette retraite précipitée me fait beaucoup foupçonner fon fait. Qui fçait fi il ne favorifa pas couvertement leur entreprife? Qui fçait s'il ne s'entendoit pas avec eux? J'ai peine à balancer là-deffus. Cette paix fi promptement faite à l'infçû dè fes alliez donne lieu à quelque chofe de plus fort qu'un fimple doute. Quoiqu'il en foit il fit le trait d'un habile homme & d'un politique très-éclairé. Si j'avois été à fa place & que j'euffe eu de tels alliez que les Carthaginois, j'aurois mieux aimé me faire battre & me confoler d'un peu moins de réputation, que de rifquer la perte de mon Roiaume en me battant bien. En effet fi Hiéron cût défait les Romains, Meffine n'eût-elle pas été le prix de cette victoire ? Les Carthaginois ne s'y fuffent-ils pas établis? Que devenoit alors Syracufe? Elle excitoit trop la cupidité de ceux-ci pour la laiffer en repos, ils n'euffent pas manqué d'en chaffer Hiéron; elle leur étoit trop néceffaire & trop importante pour le deffein qu'ils avoient de paffer en Italie, dont ils méditoient depuis longtems la conquête. S'il en faut croire Florus, Hiéron étoit trop habile pour ne voir pas que fa puiffance ne tenoit à rien avec des voifins fi dangereux & fi redoutables. Il ne vit point d'autre expédient pour conferver fon Roiaume que de les mettre aux prifes avec les Romains, bien affûré que la guerre feroit longue & opiniâtre entre ces deux Républiques, égales finon en vertus,du moins en puillance; qu'aucun des partis ne penferoit à l'opprimer tant qu'il feroit en guerre avec l'autre, que tant qu'il les ménageroit tous les

deux i fe foutiendroit & fe conferveroit leur amitié; que les aidant tous les deux dans leurs befoins ou dans leurs, infortunes, il prolongeroit la guerre, fans en fentir le poids ni les calamitez, & que le victorieux ne lui feroit pas moins redevable que le vaincu. Il ne fera pas hors de propos, puifque nous avons à parler de ce grand homme, de dire quelque chofe de fes mœurs & de fa fortune.

S. III.

Eloge de Hiéron.

Héron nâquità

converfation, d'une grande probité dans les affaires, n'ordonnant rien qui ne fût jufte & raisonnable ; enfin ne manquant en rien des vertus & des grandes qualitez qui forment les Souverains, que la poffeffion d'un Royaume. C'eft l'éloge qu'en fait Juftin.

Il fe gouverna avec tant de prudence, d'efprit, d'adreffe & de jugement, qu'il fut ég de qu'il fut également eftimé des Romains & des Carthaginois; il fit la paix avec les premiers fans rompre avec les feconds. Entre tous les hommes dont les hiftoriens parlent avec éloge, il n'y en a point qui aient acquis tant de gloire par leurs grandes qualitez. Je vais dire une chose affez remarquable de ce Prince, c'est qu'il eft peut-être le feul d'entre tous les Souverains & les Etats neutres qui ait fçû fe conferver l'amitié & la confiance des deux partis dans une guerre qui fe faifoit dans fon voifinage & pour ainfi dire l'enveloppoit, & qui ne fe fentit point des maux dont les Etats qui ne prennent aucun parti entre deux grandes puiffances, ne font jamais éxempts. S'ils ne font pas la proie du vainqueur, ils trouvent au bout du compte que la guerre leur eût été moins ruincufe que la voie de la neutralité. Si elle n'eft bien ménagée, on s'expofe à la haine du vaincu & au mépris du vainqueur. La voie du milieu eft toujours dangereufe & fans aucun profit : Ea non media, fed periculofa, aut nulla via eft. Solon avoit raifon de rejetter toute neutralité. Il difoit qu'il falloit fe déclarer & embraffer le parti le plus jufte, pour courre les mêmes périls.

'Iéron nâquit à Syracufe. Son pere étoit un homme d'une naiffance illuftre ; il defcendoit de Gélus qui avoit régné autrefois en Sicile, il n'en étoit pas de même du côté de fa mére, s'il faut s'en rapporter au témoignage de Juftin, qui eft un peu f. fpect de hablerie, fon pere eut honte de le reconnoître pour fon fils, de peur qu'une fi grande difproportion ne deshonorât la maifon. Il s'étoit réfolu de le faire expofer pour s'en défaire: mais certains prodiges le firent réfoudre à le reconnoître & à le faire élever avec grand foin. Les Syracusains remarquérent en lui tant de vertus & de belles qualitez, qu'ils le créérent Magiftrat, & enfuite Capitaine Général dans la guerre qu'ils eurent contre les Carthaginois. Il leur livra plufieurs combats, avec fuccez: Un concours fi heureux des vertus politiques & guerriéres charma les Syracufains de façon, qu'ils l'élevérent

tout d'une voix à la Roiauté.

Pyrrhus Roi des Epirotes, lui donna de grandes marques de fon eftime & de fon amitié, & lui procura de grands honneurs. Il étoit très bien fait de fa perfonne, d'une complexion forte & vigoureuse, agréable dans la

Hiéron fe gouverna fi fagement pendant le cours d'une fi longue guerre & avec tant de prudence, qu'il vêcut dans une paix profonde.. il s'attira par cette conduite Pa mour de fes peuples, & se vit égale:

ment néceffaire aux deux partis, aufquels il rendit de grands fervices, fans qu'il parût qu'il panchât plutôt pour l'un que pour l'autre : il fembloit pourtant qu'il inclinoit un peu plus du côté des Romains, en qui il connoiffoit plus de vertu & plus de franchise.

Les fecours de vivres que ceux-ci reçûrent de ce Prince pendant le fiége de Lilibée n'étoient point de ces bienfaits que la crainte extorque, ils venoient de fa pure générofité, d'une pure grandeur d'ame. Il avoit affez de courage & de puiffance, pour que les deux partis le ménageaffent; s'il fe fût déclaré pour l'un ou pour l'autre, fes forces étoient telles, qu'il eût pû faire pancher la balance. Dépouillé de tout intérêt & de toute crainte, il prévint les Romains dans leurs befoins pendant le cours de la première guerre Punique; dans la feconde il les fecourut gratuitement de vivres & d'argent, dans le tems que leurs affaires touchoient aux derniers périls. Dans la guerre que Carthage foutint contre les propres armées qui fe foulevérent, Hiéron les aida & leur envoia des fecours confidérables. Il n'en avoit rien à craindre en ce tems-là. Ils avoient été chaffez de la Sicile, dont les Romains étoient devenus les maîtres. Cette action eft d'un cœur magnanime. Il fuffifoit qu'on fût malheureux & dans l'infortune , pour qu'il devançât vos befoins. Sa libéralité ne s'étendit pas feulement fur dés peuples entiers & qui tomboient dans quelque difgrace, mais encore fur les hommes illuftres & les gens de lettres.

On peut voir dans cette idée qu'il eft bien plus noble de faire une chofe gratuitement, que de la faire par des vûes intéreffées; & qu'ainfi plus l'on approche du don gratuit, & plus

l'on approche du grand & du beau. Il refta toute fa vie dans une exacte neutralité & conftamment dans fes maximes, fans les perdre jamais de vûe, & c'eft proprement ce qui caractérise fon régne. Il ne s'eft rien vû de plus admirable dans l'antiquité, ni rien de plus rare & de plus beau que la conduite de ce grand homme. Qu'il me foit permis de faire quelques remarques fur ce que je viens de dire; la chofe eft affcz curieufe pour s'y étendre un peu.

Les Puiffances, à qui l'on a recours aujourd'hui dans des conjonctures malheureuses, n'en ufent pas ce me femble ainfi. Il fuffit que la fortune nous tourne le dos, pour qu'elles nous le tournent eux-mêmes. Si nous avons recours à elles pour nous aider dans nos befoins les plus preffans, bien qu'il foit de leur intérêt d'empêcher que nous ne fuccombions, ce n'eft pas là où elles vifent, mais à fe faire acheter bien cher & avec ufure dans les traitez que la néceffité extorque. Dans ce cas je ne vois point qu'on foit obligé à la reconnoiffance. C'eft réduire à la nature de l'ufure, ce qui devroit en être entiérement dépouillé. Au lieu que lorsqu'une puiffance voifine en ufe généreusement à l'égard d'un voifin engagé dans une guerre fàcheufe, la reconnoiffance n'a point de bornes. Il y a mille éxemples qui font voir la vérité de cette maxime, que les bienfaits ne lient point les puiffances, quelques grands qu'ils puiffent être. Elles s'aiment, fauf à fe haïr dès qu'il leur conviendra. L'intérêt forme leurs nœuds, l'intérêt les rompt.

Une puiffance qui fait acheter fon alliance & des fecours par des conditions onéreufes ne peut raifonnablement fe plaindre, fi fe trouvant dans la même fituation au lieu d'être reconnoiffant,

reconnoiffant, on ufe de représailles. Quelle obligation a-t-on à un marchand qui nous vend fa marchandife à crédit, chérement & fur gages?

Hiéron en ufa-t-il en marchand à l'égard des Romains & des Carthaginois? Auffi vêcut-il dans le repos & dans une paix profonde au milieu des guerres qui agitérent l'Italie, l'Afrique & l'Efpagne. Comme il ne troubla jamais perfonne, perfonne n'ofa jamais le troubler. C'eût été choquer les Romains & les Carthaginois. Hieron eft peut-être le feul en fait de neutralité qui ait pû dire bienheureux les pacifiques.

§. IV.

Parallèle de la neutralité que firent les Vénitiens en 1701. entre les Impériaux & les François avec celle de Hieron. Il eft plus avantageux de fe déclarer que de demeurer neutre. Exemple des Siennois & de Léon X.

Es Vénitiens fuivirent des maxi

Les bien différentes de celles du

Roi de Syracuse dans la guerre de 1701. entre les Impériaux & les François. Ils voulurent fe conferver neutres. Ils s'imaginérent que les deux partis les ménageroient, dans la crainte qu'ils ne fe tournaffent du côté de celui pour lequel ils auroient le plus de penchant, & que cette crainte les feroit refpecter. Qui fçait, fi parmi tant de gens graves, quelqu'un du Sénat, bien fourni de préceptes hiftoriques, ne s'avifa pas de citer le Roi de Syracufe, fa conduite & fa politique, & de le propofer pour modéle dans une conjoncture toute femblable à celle où il s'étoit trouvé, & fi tout cela ne fut pas mis en délibération; car dans les conduites, les conjonctures & les circonftances semblables il en réful

Tome I.

te néceffairement des conféquences femblables. La neutralité de Hiéron lui acquit non feulement beaucoup de gloire: mais elle fut encore avantageuse à fon païs & à lui-même; fuivons les mêmes principes & les mêmes régles de politique & de conduite, fans l'imiter dans fes bienfaits & fon défintéreffement. Vous allez voir fondre, dans nos états de mer & de terre, tout l'or & tout l'argent des deux armées ennemies par la vente de nos denrées de toute efpece, dont elles auront fans doute befoin. Ce confeil auroit été le plus beau du monde s'il fe fût trouvé un Hiéron dans cette affemblée, avec les mêmes qualitez de cœur & d'efprit, & le même pouvoir d'agir comme bon lui fembleroit, & felon les mœurs & l'esprit des deux nations qui étoient en guerre: mais il falloit là un Hiéron, & ces fortes de gens ne font pas aifez à trouver, fez à trouver, il eft peut-être uni

que.

Si la neutralité des Vénitiens n'a

pas été trop bien ménagée, & fi elle

n'a pas eu tout le fuccez qu'ils s'en étoient promis étoient promis, on ne doit pas le trouver fort étrange; c'eft un point fi difficile que c'eût été une efpece de miracle, s'ils euffent réuffi. L'his ftoire nous fait affez voir, qu'il n'eft rien de plus rare, qu'un Prince qui fe maintient neutre & inviolable entre deux grandes puiffances. Bienheureux les pacifiques, cela eft vrai, dit Bayle en parlant de neutralité, , quant à l'autre monde, mais dans celui-ci ils font miférables. Ils veulent être mar teau, cela fait que continuellement ils font enclumes à droit & à gauche. Mais ce que je trouve de bien fingulier, c'eft la conduite des François. ou la politique qu'ils observérent à l'égard des Vénitiens; il me paroît

D

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