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que

l'on agît avec eux avec un peu trop de ménagement. On témoigna de la crainte, où il n'y avoit rien à redouter. On baiffoit tous les jours d'un ton & les Vénitiens l'élevoient à mefure; cela alla fi loin dans les deux premiéres campagnes, que le Sénat fe mit fur le pied de louer ou de faire paier le dommage que l'on faifoit dans nos marches & dans nos campemens. A ne rien diffimuler cela doit paroître prefque incroiable. A ce défintéreffement on joignoit quelquefois des dégats & des maraudes imaginaires, on faifoit des menaces à des gens qui avoient les armes à la main, qui étoient en pouvoir de fe faire craindre, & de les obliger de fe déclarer de gré ou de force; nous ufions de prieres où il étoit befoin d'ordonner. Car quand même ils fe feroient tournez contre nous, nous n'en euffions guéres été plus mal, & ç'eût été même un avantage pour les François, car en prenant pofte, en nous établiffant dans leur païs de terre ferme au delà de l'Adigé, nous cuffions fait la guerre avec beaucoup plus d'avantage & de fûreté , puifque parlà nous nous portions fur les paffages par où les Impériaux entrérent dans l'Italie, que nous étions en état d'infulter Vérone, ou de l'affiéger, de lâcher nos corfaires fur les Vénitiens, de manger leur païs & de conferver le nôtre, & que c'étoit le feul moien de renvoier les Impériaux d'où ils étoient venus..

On reconnoît tous les jours, dit un Auteur, la folidité de certaines maximes du Général Bannier, qu'il ne faut point fouffrir qu'un Prince neutre demeure armé, parce qu'on ne peut s'affurer de lui, & qu'il eft toujours en état de prendre un parti felon le fuccez du vainqueur; qu'on doit l'aller chercher chez lui pour

le contraindre à fe déclarer; il die cela à propos des Princes d'Allema-gne, qu'il eft important, dit-il, de traiter les armes à la main & de les réduire à la néceflité de s'accommoder à leur defavantage. Toutes ces maximes ne pourroient-elles pas fe retorquer contre les Princes d'Italie & particuliérement contre les Vénitiens, qui font les plus puissans & les plus avantageufement poftez de l'Italie ? Car pour les autres puiffances de ce païs, je ne crois pas que les François aient befoin de politique pour empêcher qu'elles ne leur nuifent.

Le Prince Eugene ne se fut pas plutôt avancé fur l'Adigé qu'on s'apperçut qu'il ufoit d'une politiquetoute contraire, moins circonfpecte & moins timide; il fouragea les Vénitiens & les marauda avec toute la tranquillité poffible, fans aucun ménagement. Il n'ignoroit pas qu'ils ne s'écarteroient jamais de la neutralité, quelque botte qu'on leur portât. Ils craignoient trop qu'en fe déclarant ils ne devinffent la proie du victorieux, fi le malheur vouloit qu'ils couruffent la fortune du vain-. cu. Ils furent traitez en gens dont on redoutoit peu la puiffance. On n'acheta pas leurs marchandises, on les leur prit, & on les faifoit contribuer fous le nom de prêt, lors même qu'on pilloit leur païs. Ces idées chimériques d'arbitres, de ménage-. ment, de refpect & de crainte s'évanouirent. A la venue des Impé-. riaux & fur la fin, le Grand-Prieur de France fit brûler & piller un village confidérable aux portes de Vérone pour une bagatelle, & fans qu'ils le reffentiffent. La douceur, les ménagemens, les égards ne font pas toujours de faifon. Il eft des peuples avec lefquels on doit agir avec quelque hauteur. Ils vous méprisent

& vous tournent le dos, fi vous les traitez autrement. Ils s'imaginent qu'on n'en uferoit pas ainfi, fi on nc les craignoit, ou fi l'on n'étoit les plus foibles.

Bien loin d'en ufer comme nous fait nous euffions dû imiter les Allemands; car ils ne furent pas plutôt les maîtres, qu'ils firent contribuer tous les Princes d'Italic.Pourquoi n'en avons-nous pas ufé de même ? Au lieu de remplir le païs de notre or & de notre argent, nos troupes le fuflent bien mieux trouvées, fi à la maniére des Impériaux, nous leur cuffions donné de bons quartiers d'hyver chez des peuples qui nous étoient bien plus ennemis, que ceux contre lefquels nous étions en guerre. Pour revenir aux Vénitiens ils fe trouvérent au bout du compte également en proie aux deux partis, & également haïs ou auffi peu aimez du victorieux que du vaincu. C'est le deftin inévitable des puiffances neutres; elles croient avoir fait un grand coup que de voir la guerre à leur voifinage, fur la fauffe opinion qu'elles n'en fçauroient éprouver les incommoditez. La campagne eft à peine ouverte que ces Etats fe voient expofez à l'infulte des deux partis tout à la fois. Ils fe font des ennemis fans fe faire des amis, au lieu qu'en fe déclarant chaudement pour l'un, ils ont des amis & des ennemis. Sort fâcheux & déplorable qu'on ne puiffe avoir de repos chez foi, lorfqu'on croit l'avoir attrapé. On a beau tenir la balance dans le parfait équilibre, fans la faire pancher d'un côté plus que de l'autre, on ne le croira jamais, & chaque parti nous regardera comme ennemi couvert & par conféquent très-dan

gereux.

On a beau dire, il eft cent fois meilleur de fe déclarer pour un par

ti que de prendre la voie du milicu. Mal en prit aux Siennois de s'y être tenus. Dans certaine guerre, ils en furent les dupes & fe trouvérent à la fin faccagez & pillez par les troupes des deux partis, fur quoi le Roi Alphonfe dit plaifamment, qu'il étoit arrivé aux Siennois ce qui arrive à ceux qui logent au fecond étage d'une maifon, qui font également incommodez de la fumée de ceux d'en bas & de l'urine de ceux d'en haut.

Le Pape Léon X. imagina une neutralité d'une efpéce toute finguliére. Si elle eft oppofée à l'honnête, c'eft de quoi je ne déciderai pas; je m'en rapporte aux politiques rigides & aux Cafuiftes fi l'on veut. J'ai cherché ce cas dans Grotius fort inutilement. J'ai été plus heureux dans Machiavel: je l'y ai trouvé, non comme pendable, mais feulement en qualité de bon tour qu'il approuve & auquel il applaudit. Tácite en parle encore dans la guerre de Vefpafien contre Vitellius. Quoiqu'il en foit, ce Pape, voyant François I. & les Suiffes engagez dans une guerre pour les affaires du Milanois, fe réfolut de ne prendre aucun parti, quoique chacun tâchât de le mettre de fon côté. Le faint Pere avoit bien d'autres pensées: certains politiques lui confeillérent de refter neutre pour mieux dire de feindre de l'être. Si vous prenez ce parti, lui dirent-ils, vous êtes en pouvoir de redonner la liberté à l'Italie, & vous fecouez le joug des étrangers qui l'oppriment. Ils lui propoferent ladeflus de fe joindre aux Efpagnols, de s'approcher des frontiéres du Milanois fous le prétexte de couvrir l'Etat de l'Eglife: mais en effet pour être au voifinage des deux armées, jufques à ce qu'elles en vinflent aux mains. Ces gens-là s'imaginoient

,

que la bataille feroit fi fanglante en tre deux nations fi braves & fiaguerries, que le vainqueur ne feroit guéres plus en état de fe relever que le vaincu, & que fes troupes furvenant là deffus & à l'improvifte, il acheveroit de ruiner le victorieux & le mettroit hors de l'Italie, & que par ce moien fa Sainteté fe rendroit le maître de la Lombardie & l'arbitre de l'Italie. Quelles vifions! Ces gens-là avoient pris ce conseil chez Tacite dans la guerre d'Othon & de Vitellius; rapportons le paffage, il en vaut la peine. Ceux du parti de Vefpafien, avant que de fe déclarer, trouvérent plus à propos d'attendre l'événement & de laiffer battre les autres qui avoient les armes à la main, Sçachant bien que le vaincu & le vainqueur ne feroient jamais d'accord. D'ailleurs fi les plus grands Capitaines s'étoient laiffez corrompre à Leur fortune, que devoit-on attendre d'Othon & de Vitellius, finon que l'un feroit ruiné par fa défaite & l'antre par fa victoire?

કે

?

Voilà fur quoi ces politiques fondérent leurs rêveries & leurs folles imaginations. Peut-on fe fervir d'autres termes à l'égard de gens, qui fe mettent en tête qu'il pourront battre & chaffer de l'Italie un Roi de France brave, aguerri & victorieux Cependant l'armée du faint Pere fe repaît de ces agréables chiméres de conquête & de gloire. L'événement les fit évanouir. L'armée du Pape, qui s'étoit approchée de la frontiére eut à peine nouvelles que les François avoient battu & terraffé les Suif

fes, qu'elle prit l'épouvante & s'en

fuit, comme fe fentant la confcience chargée d'un mauvais deffein. Je trouve dans Thucydide un éxemple de cette efpéce de rufe que je ne fçaurois m'empêcher de rapporter. Dans la guerre de ceux de Corcyre

contre les Corinthiens, les Athéniens prirent parti pour les premiers: mais affez foiblement & pour empêcher feulement que cette République ne tombât au pouvoir de l'autre. Ils ne vouloient pas abandonner à leurs ennemis, dit Thucydide, une République puissante fur mer: mais vouloient laiffer matter les uns & les autres par une longue guerre pour triompher après du plus foible.

Si quelqu'un m'accufe de m'être un peu trop étendu fur l'article de la neutralité & fur Hiéron lui-même, il ne fera pas beaucoup d'honneur à fon difcernement. Car fans épuifer la matière à l'égard de l'une, qui eft très-importante, j'ai crû devoir m'y arrêter un peu pour l'inftruction d'un grand nombre de perfonnes,& pour fournir des réfléxions profitables à quelques autres qui en ont befoin ; & à l'égard de Hiéron il joue un trop beau rôle pour n'en parler qu'en paffant; car bien qu'il n'ait eu aucune part dans les différends des deux Républiques, il n'eft pourtant pas moins recommandable & moins glorieux par la paix dont il a fçu jouir, que les Romains par la guerre. Il ne chercha jamais un grand théatre: mais il fçût convertir en un grand théatre celui où il fe trouvoit placé, quelque petit qu'il parût.

§. V..

Conduite que doit tenir dans une place

affiégée un Commandant qui fe voit dans certaines extrémitez.

Polybe dit que Claudius fe vit

dans la néceffité d'attaquer les Carthaginois & les Syracufains qui affiégeoient Meffine. Trois raifons l'y contraignoient, felon le même Auteur; l'ardeur avec laquelle ces deux nations pouffoient le fiége, la

Telle étoit la conjoncture où fe trouvoit le Général Romain,telle auffi fut fa conduite. Belle leçon pour les gens de guerre & leçon bien rare dans la pratique. L'hiftoire, fi féconde en événemens paralléles, nous offre une infinité d'éxemples de Généraux engagez dans ces fortes d'affaires : mais en voit-on beaucoup à qui la tête n'ait pas tourné, & qui n'aient bien vû le mal fans aucun autre reméde que celui d'un quiétifme lâche & honteux? Ces fortes de gens fe rencontrent à chaque pas que l'on fait.. Mais au contraire il s'en trouve trèspeu qui aient pensé comme Claudius. Les ames frappées à un coin fi particulier font d'une très-grande rareté, quoiqu'il s'en trouve par ci par là & de loin à loin. Ces fortes d'intelligences militaires voient de la facilité dans les deffeins qui femblent infurmontables à la témérité la plus audacieufe, mais ignorante, & qui voit le mal, fans voir le moien de s'en tirer. C'eft encore une très-grande rareté de trouver des hommes, qui après s'être déterminez à l'éxécution d'une entreprife hardie & néceffaire, n'aient pas changé de réfolution, & ne l'aient pas abandon-née par la grandeur des obftacles, ou par trop de confidération des forces de l'ennemi, ou par les mauvais confeils de ceux qui ne font pas refponfables de la mauvaise conduite de leur Général.

honte & le danger qu'il y avoit pour lui à les laiffer plus longtems devant la ville, & les forces qu'avoient les ennemis fur terre & fur mer. Dans cette extrémité Claudius ne crut pas qu'il y eût pour lui d'autre parti à prendre que de fortir au devant des ennemis. Il fortit & fit fort fagement; & fi l'on me permet de faire une maxime, je dirai que tout grand corps qui fe jette dans une place affiégée & qui s'y voit invefti tout auflitôt, ne doit jamais attendre que l'on vienne à lui; il doit tirer fa réfolution du préfent par la confidération de l'avenir, qui ne nous fournit que des idées triftes & défagréables: un coup d'éclat eft l'unique reméde qu'on qu'on puiffe employer dans ces fortes de conjonctures. Lorsqu'en fe hâtant trop, il y a lieu de craindre que l'on ne tombe dans un état pire que celui où l'on eft, on peut efperer de se tirer d'un mauvais pas par les fecours qui peuvent nous arriver ou que nous attendons : mais lorfqu'il n'y a rien à efpérer de ce coré là, & qu'il n'y a plus de tems à perdre, il faut fauter par deffus toutes les confidérations de périls & d'obftacles, quelques grands & infurmontables qu'ils nous paroiffent. Dans les affaires extrêmes & preflantes on ne doit pas s'attacher à l'éxactitude des régles de la prudence, il faut au contraire pouffer la résolution au delà des bornes de la hardieffe. Une folle audace dans ces fortes de cas n'est pas une petite fageffe. Je ne veux pourtant pas inférer de là qu'il ne faille pas faire une différence entre le poffible & l'impoffible. En un mot ( car on ne fçauroit trop prêcher ccci) il faut donner tout à la fortune, fe réfoudre à tout ce qui en pourra arriver, lorfqu'il n'y rien de mieux à faire & qu'on ne voit qu'un inftant entre le mal &

le pire.

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eux

yeux

s'ils confultent leurs femblables. Je fuppofe ici un homme qui n'eft rien de tout cela; mais hardi & ferme. Quelle eft la conduite qu'il doit tenir dans un deffein de cette nature? Ce qui lui importe le moins de fçavoir eft fans doute le nombre des forces des ennemis, puisqu'il ne s'agit pas de demander combien ils font, quelque foible que l'on foit; mais feulement où ils font, la pofition de leurs poftes, & les différentes routes qui peuvent nous y conduire. Il ne s'agit pas feulement qu'on nous les indique, car ce n'eft rien voir que de voir par les d'autrui. Il y a des chofes, dit quelque part TiteLive, fur lefquelles on ne peut prendre de réfolution certaine, fi on ne les éxamine foi-même, & fi l'on ne fe transporte fur les lieux pour voir de plus près ce qu'il y a à faire. Dans tous les combats, dit Tacite, il faut commencer à vaincre par les yeux. Quoique dans ces fortes d'entreprifes le chemin pour aller à l'ennemi ne foit pas fort long, il peut arriver qu'il le foit, fi l'ennemi occupe deux camps avantageux qui ferment tous les paffages par où l'on peut recevoir des fecouts de vivres ou de troupes: car il y a des places d'une certaine fituation que l'on bloque beaucoup plus de loin que de près, en se rendant maîtres de certains paffages qui font plus difficiles à forcer du côté de la campagne que de celui de la ville, lorfque la garnifon eft affez forte & affez vigourcufe pour entreprendre fur ceux qui nous bloquent, & pour nous ouvrir les paffages.

Si un Général qui commande dans une place fe trouve affez de forces &

de courage pour ofer tenter une telle entreprife, il doit reconnoître avec foin tout le païs jufqu'à l'ennemi, afin que fur cette connoiffance il puiffe

former fa marche, & marcher s'il fe peut en bataille. Cela ne fuffit pourtant pas, il y a bien d'autres mesures à prendre pour être affuré de fon fait; il doit être parfaitement informé de la fituation des deux camps, & de l'éloignement de l'un à l'autre s'ils peuvent fe communiquer aifément & fans aucun obstacle ; & s'il eft poffible de tomber fur l'un des deux & couper chemin aux fecours qui peuvent venir de l'autre, ou du moins lui donner jalousie & le tenir en échec.

Les Carthaginois & les Syracufains étoient poftez en deux camps féparez des deux côtez de la ville; c'eft un cas particulier, tenons-nousen là, puisqu'il ne s'agit pas d'un blocus dans toutes les formes, d'une ligne environnante ou de circonvallation; mais feulement de deux armées retranchées, fans aucune des précautions néceffaires pour fe communiquer & s'entrefecourir. Cette faute ne dût pas échapper à Claudius. Voilà déja un obftacle de moins dans fon entreprise, & un grand préjugé pour la victoire.

Il faut encore obferver avec toute l'exactitude poffible la nature & la force des retranchemens, leur hauteur, la largeur & la profondeur du foffe, & les endroits qui nous femblent les plus infultables. Un Général ne peut voir cela & s'en inftruire par lui-même : mais il n'est pas difficile de trouver des gens capables de s'en approcher, de les reconnoître & de lui en rendre un bon compte: fans parler de ce qu'il peut apprendre des transfuges ou des prifonniers que l'on fait, & par mille autres moiens dont nous parlerons dans le cours de cet ouvrage.

Sur ces connoiffances un Chef éclairé dreffe le plan de fon entreprife le plus fecrétement qu'il lui eft

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