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renfermérent les Carthaginois dans fes murs. C'étoit alors le tems de la moiffon. Un jour que les foldats, qui prévoioient que le fiége ne fe termineroit pas fitôt, s'étoient débandez dans la campagne pour ramaffer des grains, les Carthaginois les voiant ainfi difperfez, fondirent fur ces fourageurs & les mirent aifément en fuite. Enfuite ils fe partagérent, les uns courant au camp pour le piller, les autres aux corps de garde pour les égorger. Ici comme en plufieurs autres rencontres, les Romains ne dûrent leur falut qu'à cette difcipline excellente, qui ne se trouve chez aucun autre peuple. Accoutumez à voir puni de mort quiconque lâche le pied dans le combat ou abandonne fon pofte, ils foutinrent le choc avec vigueur, quoique les ennemis fuffent fupérieurs en nombre; il leur périt beaucoup de monde, mais il en périt bien plus du côté des Carthaginois, qui furent enfin envelopez, lorfqu'ils touchoient prefque au retranchement pour l'arracher. Une partie fut paffée au fil de l'épée, le refte fut pourfuivi avec perte jufques dans la ville. Ce combat rendit les Carthaginois plus réservez dans les forties, & les Romains plus circonfpects dans leurs fourages. Les premiers ne se préfentant plus que pour de légéres efcarmouches, les Confuls gérent leur armée en deux corps; l'un fut pofté devant le Temple d'Efculape, l'autre campa du côté de la ville qui regarde Héraclée, & on fortifia l'intervalle qui étoit des deux côtez entre la ville & les Légions. On tira du côté de la ville une ligne

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Une armée qui planteroit aujourd'hui fon camp à huit ftades d'une place n'y trouveroit pas fon compte, elle s'expoferoit à une grelle de feux de toute efpece. Cependant cet efpace qui fe trouveroit trop petit par rapport àla violence de nos machines, doit paroître bien grand ici à bien des Sçavans, qui ne peuvent s'imaginer que les machines de jet des anciens portaffent fi loin; mais l'expérience que j'en ai faite prouve manifeftement qu'elles devoient porter beaucoup plus loin qu'on ne fe l'imagine: on peut voir dans l'Auteur de l'Antiquité expliquée que la catapulte portoit plus d'un mille Itali

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parta

efpace de huit ftades dans leur circonvallation, que lorfque la place affiégée étoit abondamment fournie de machines. Jofeph dans la description du fiége de Jérufalem, dit que Tite prit fon quartier avec une partie de fon armée à deux ftades de la ville,& que l'autre étoit campée du côté de la tour d'Hipicos à même diftance de deux ftades de la ville. La raifon, pour laquelle Tite l'inveftit de fi près, c'eft que les affiégez étoient entiérement dépourvûs de machines de jet. Il y en avoit quelques-unes qu'ils avoient prifes peu de tems avant le fiége fur les Romains; mais ils étoient fi ignorans qu'ils ne pûrent jamais s'en fervir. Comme je fuis convaincu que les Baliftes & les Catapultes portoient beaucoup au delà de ce que la plûpart difent,& & que les Agrigentins en avoient un tres-grand nombre, je ne trouve pas fort étrange que les Romains fe fuffent campez & fortifiez de deux lignes environnantes à huit ftades de la ville.

F

Premier combat d'Agrigente.

pour fe défendre contre les forties, & une du côté de la campa-
gne pour arrêter les irruptions du dehors, & couper le paf-
fage à tous les fecours que l'on pourroit tenter. Des gardes a-
vancées étoient diftribuées fur tout le terrain qui reftoit entre les
lignes & le camp, & d'efpace en espace
& d'efpace en efpace on avoit pratiqué des
fortifications aux endroits qui leur étoient propres. Les alliez
amaffoient les vivres & les autres munitions, & les apportoient
à Erbeffe, ville peu éloignée du camp, d'où les Romains les
faifoient venir, de forte qu'ils ne manquoient de rien.

Les chofes demeurérent en même état pendant cinq mois ou
environ. Rien de décifif de
part ni d'autre, tout fe paffoit en ef-
carmouches. Cependant les Carthaginois fouffroient beaucoup
de la famine, à caufe du grand monde qui s'étoit retiré dans
Agrigente, car il y avoit au moins cinquante mille hommes.
Annibal, qui les commandoit, ne fçachant plus où donner
de la tête, envoioit coup fur coup à Carthage, pour avertir
de l'extrémité où la ville étoit réduite & demander du fecours.
On chargea fur des vaiffeaux de nouvelles troupes & des élé-
phans, que
l'on fit conduire en Sicile, & qui devoient aller join-
dre Hannon, autre Commandant des Carthaginois. Celui-ci af-
fembla toute ces forces dans Héraclée, fit dans Erbeffe des
pratiques qui lui en ouvrirent les portes, & priva par là les
Légions des vivres & des autres fecours qui leur venoient de
cette ville alors les Romains, affiégeans tout ensemble &
affiégez, se trouvérent dans une fi grande difette de vivres &
d'autres munitions, qu'ils mirent fouvent en délibération s'ils
ne leveroient pas le fiége; & cela feroit arrivé, fans le zéle &
l'industrie du Roi de Syracufe, qui fit paffer dans leur camp un
peu de tout ce qui leur étoit néceffaire. Hannon voiant d'un cô-
té les Légions Romaines affoiblies par la peste & par la fa-
mine & de l'autre fes troupes en état de combattre ; après
avoir donné ordre à la cavalerie Numide de prendre les de-
vans, de s'approcher du camp des ennemis,d'efcarmoucher pour
attirer leur cavalerie à un combat, & enfuite de reculer jufqu'à
ce qu'il fût arrivé. Hannon dis-je, part
d'Héraclée avec fes
éléphans, qui étoient au nombre de cinquante, & tout le ref-
te de fon armée. Les Numides, felon l'ordre qu'ils avoient
reçu, en étant venus aux mains avec une des Légions, la
cavalerie Romaine ne manqua pas d'accourir fur eux. Ceux-
ci fe battent en retraite, comme il leur avoit été ordon-
né, en attendant que les autres troupes les euffent joints.

Alors ils font volteface, environnent les ennemis, en jettent un grand nombre par terre, & pourfuivent le refte jufques dans leur camp. Après cet exploit Hannon s'empara d'une colline appellée Torus qui dominoit fur l'armée Romaine, & qui en étoit éloignée de dix ftades & s'y logea.

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Pendant deux mois il ne fe fit chaque jour que de légères Sectorattaques qui ne décidoient rien. Cependant Annibal élevoit te d'annibal. des fanaux & envoioit fouvent à Hannon pour lui faire connoître l'extrême difette où il fe trouvoit, & le nombre des foldats que la famine contraignoit de déferter. Sur cela Hannon prend le parti de hazarder une bataille. Les Romains pour les raifons que nous avons dites n'y étoient pas moins difpofez. Les armées de part & d'autre s'avancent entre les deux camps, & le combat fe donne. Il fut long, mais enfin les troupes la folde des Carthaginois, qui fe battoient à la premiere ligne, furent mises en fuite, &tombant fur les éléphans & fur les rangs qui étoient derriére eux, jettérent le trouble & la confufion dans toute l'armée des Carthaginois. Elle plia de toute part. Il en refta une grande partie fur le champ de bataille, quelques-uns fe fauvérent à Héraclée, la plupart des éléphans & tout le bagage demeurérent aux Romains. La nuit venuë, on étoit fi content d'avoir vaincu & en même tems fi fatigué, que l'on ne penfa prefque point à fe tenir fur fes gardes. Annibal ne fe voiant plus de reffource, profita de cette négligence pour faire un dernier effort. Au milieu de la nuit il fortit d'Agrigente avec les troupes étrangères, combla les lignes de groffes nates & reconduifit fon armée à la ville, fans que les Romains s'aperçuffent de rien. A la pointe du jour ceux-ci ouvrant enfin les yeux, ne donnérent d'abord que légérement fur l'arriere-garde d'Annibal, mais peu après ils fondent tous aux portes; n'y trouvant rien qui les arrête, ils fe jettent dans la ville, la mettent au pillage, font quantité de prifonniers & un riche butin.

OBSERVATIONS

Sur le blocus d'Agrigente, & fur la bataille qui fut donnée entre les armées Romaines & Carthaginoifes.

§. I.

Fautes à la guerre le plus fouvent dangereufes, quelquefois falutaires. Exemple tiré de la conduite des Romains & des Carthaginois dans le fiége d'Agrigente.

To capitales à la guerre, Outes les fautes font grandes il n'en fut jamais de petites. Un rien, la moindre inadvertance produit quelquefois de grands événemens, aufquels on n'auroit jamais penfé. Une petite faute en amène une grande, cela va toujours en augmentant & en empirant. Si l'on n'a pas l'efprit & la capacité de prévenir les conféquences qui naiffent des moindres fautes, & d'y remédier, elles produiront une queue ou une chaîne d'autres fautes, dont on ne voit jamais le bout que par la ruine des errants.

Il arrive quelquefois le contraire. Les bévûes les plus groffieres & les plus lourdes font naître des événemens extraordinaires, qui nous infpirent des deffeins & des entreprifes qui ne nous feroient jamais venues dans l'efprit, fi nos fautes n'en avoient été la caufe ou l'occafion. Ceux qui font les témoins de notre conduite, voient après l'événement & avec furprife, que notre falut , que notre falut, notre gloire & nos conquêtes, dépendoient uniquement de ces fautes, qu'elles étoient la fource de notre bonheur, & que nous nous fuffions perdus, fi nous n'avions pas vû le moment de l'être. Ces chofes arri

vent fouvent aux hommes d'Etat, aux grands Généraux, aux hommes fermes & réfolus, aux bons efprits, aux gens de grand cœur, & non aux fots & aux ignorans, qui après avoir bronché aux premiéres démarches, ne fe relévent plus, à moins que le hazard ou la fotife des autres ne les tire d'embarras.

Les Romains qui donnérent tout au hazard, tout à la fortune dans l'affaire de Meffline, fe voient dans une fituation prefque femblable devant Agrigente & dans un danger défefpérant. Ils ont befoin de toutes leurs vertus pour s'en démêler. Le mal eft d'autant plus trifte & plus fâcheux, qu'il arrive plus tard, & après de grandes pertes & des travaux infinis: mais pour n'avoir pas defefpéré, ils s'en tirent par cela feul, voiez je vous prie ce que c'eft que leur étoille. La prife d'Erbeffe, où ils avoient tous leurs magasins pour la fubfiftance de leurs troupes, leur fut favorable. Quel malheur d'abord! quel bonheur après! Leur négligence à munir leur camp, lorf qu'ils en avoient le tems, fait changer de deffein à Hannon qui venoit de leur couper les vivres par la prife d'Erbeffe. Ce Général, qui les tient enfermez entre les affiégez & lui, fonge à les faire périr de faim & de mifére. Le coup lui paroît certain, il l'étoit en éffet: mais quel dût être l'étonnement de ce Général, lorfqu'il apprit que les affiégez n'é toient ni moins miférables ni moins preffezde la famine que les affiégeans i

S'il les eût attaquez fans marchander, fans leur donner le tems de fe reconnoître, leur perte étoit inévitable & leurs précautions inutiles. On fait la guerre facilement, dit Tite-Live, contre des ennemis qui n'ont d'efpérance que dans leurs poftes. La prudence & les maximes de la guerre vouloient qu'il ne le fit point. On ne met pas les affaires en rifque contre un ennemi qui va fe ruiner, & furtout lorfqu'on ignore l'état fàcheux des affiégez; cependant cette prudence, ces mefures fi juftes & fi bien concertées, qui euffent dû le rendre victorieux de fes ennemis, le perdent ; & l'imprudence de ces mêmes ennemis, leur mauvaise conduite les fauve. Chofe finguliére! Les fautes de l'un rétabliffent fes affaires, & la bonne conduite de l'autre perd les fiennes. Jamais les Romains ne fe trouvérent fi embaraffez que dans cette entreprise d'Agrigente. On ne fçauroit pourtant les accufer de s'y être embarquez témérairement & fans aucune efpérance de réuffir, après la prife d'Erbeffe: mais feulement d'avoir négligé de munir leur camp & d'y tranfporter leurs préparatifs de guerre & de fubfiftance. Leur opiniâtreté & leur conftance à ne point démordre de leur premier deffein, font fans doute louables; il y alloit de leur honneur & de celui de la République d'y perfévérer conftamment, furtout dès l'entrée d'une guerre, dont les fuites dépendent prefque toujours des commencemens: Incaptis eventus pares redduntur, dit Tite-Live après mon Auteur.

Je ne vois rien de plus admirable que cette réfolution de Pofthumius: mais je trouve quelque chofe de plus que de la conftance & de la patience dans toute fa conduite. J'y

remarque toutes les vertus qui forment les véritables guerriers. Le courage produit la patience & conftamment il en eft la fource: mais il n'arrive pas toujours que ces deux vertus foient accompagnées de toutes les autres qui nous portent aux réfolutions les plus extraordinaires c'est-à-dire à celles que la témérité la plus audacieufe regarde comme impraticables. Le courage & la patience ne menent pas loin, fi Fon manque de cette capacité qui s'obferve dans les grands hommes.. C'eft cette capacité qui voit de loin les évenemens, qui les prépare elle-même par un plan de conduite, & qui les mene à leur but par le moien des conféquences, qui naiffent néceffairement de cette conduite laquelle détermine celle de l'ennemi & donne des efpérances certaines du fuccez des entreprises. Il faut bien pofféder la guerre pour aller ainfi de conféquence en conféquence, & par des routes fi profondes & fi fines au fuccès entier d'une campagne. Peu de gens font capables de pénétrer ces fortes de mifteres, & de: juger des fuites par fes commencements.

par

Pour bien juger des actions des: hommes il n'y a qu'à les examiner dans leurs principes. Les Romains. tiennent bon malgré l'extrémité où ils fe trouvent, & les maux qui les accablent. Ils les fupportent conftamment. S'engage-t'on dans des tis fi extrêmes, s'ils ne font l'objet d'un grand deffein, & s'il n'y a plus‹ à perdre en l'abandonnant qu'en met-tant tout en rifque pour le fuivre où fi l'on n'eft moralement. fûr qu'il réuffira en obfervant telle con-· duite? Mais au travers de mille périls,, & de miferes fans nombre, il est de la prudence de préférer ce parti. à tout autre, qui fauveroit à la vérité

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